Dans les années charnières entre les deux siècles, Lorenzo a une fonction très importante dans la
vie artistique florentine: on a recours à ses compétences de professionnel mature pour des
décisions d'intérêt public, comme la remise en état de la lanterna de la Cathédrale (1498),
l'emplacement du David de Michelange (1504), l'estimation des fresques exécutées au Palazzo
Vecchio par Ridolfo Del Ghirlandaio (1514) et de l'Apôtre sculpté pour la Cathédrale par Baccio
Bandinelli (1517), ou encore pour résoudre des querelles et des problèmes d'ordre privé, toujours
en matière d'art. Dans les premières années du siècle Lorenzo est en contact avec des artistes renommés comme Botticelli, Léonard (le nom de ce dernier apparaît à côté de celui de Lorenzo dans un document de 1504), et, souvent, Le Pérugin. Ensuite, et pour des problèmes privés, ce qui témoigne aussi de la familiarité entre ces artistes, apparaissent les noms de Fra Bartolomeo et de Mariotto Albertinelli. En outre on lui confie le soin de restaurer des oeuvres très connues, comme le Retable de Fra Angelico à San Domenico de Fiesole (1505), le Crucifix de Benedetto da Maiano (1508) et les Condottieri de Paolo Uccello et d'Andrea Del Castagno (1524) dans la Cathédrale: évidemment Lorenzo est déjà connu et apprécié par ses contemporains pour sa méthode de travail très appliquée et très méticuleuse, ce qui le rend particulièrement apte à exécuter des oeuvres de restauration. Toutefois dans ces années il n'obtient pas beaucoup de commandes grandiloquentes, mais cette donnée trouve tout son sens car on sait déjà que Lorenzo se spécialise dans des peintures aux dimensions réduites et on sait aussi qu'il s'abstient franchement pour ce qui concerne la pratique de la peinture à fresque. Cependant il a trois charges d'un engagement considérable, comme le retable pour l'église de la Compagnie de San Bastiano (aujourd'hui à Dresde), le retable pour la chapelle de la puissante famille Martelli à San Frediano, et la Crucifixion pour l'église de San Pier Maggiore, oeuvres toutes deux perdues. Léonard est de nouveau à Florence en avril 1500: ce séjour florentin est interrompu en 1502 environ jusqu'au mois de mai 1506 (il réapparaît à Florence pour peu de temps l'année suivante, mais il s'agit d'un retour forcé du à des problèmes d'ordre privé, et en 1508 il quitte définitivement la Toscane), ce retour de Léonard est très important pour la vie artistique de la ville, et contribue à pousser aussi Credi, déjà enclin désormais à élargir son propre répertoire, vers des tentatives de mise à jour, de modernisation en quelque sorte qui peuvent clairement être mises en évidence. Les oeuvres de Lorenzo contiennent en fait des éléments révélateurs des contacts qui se sont certainement renouvelés entre les peintres, particulièrement de deux solutions modulaires spécifiques dérivées de la Santa Anna, et insérées dans l'Adoration de New York et dans deux Studi per figura seduta conservés aux Offices et à l'École des Beaux Arts: dans le tondo de New York les modules de la Madone, de l'enfant (voir les Adorations des Offices, de la Galerie de l'Académie, des musées de Berlin) sont déjà connus et largement exploités par Lorenzo, comme la disposition plus générale, avec un élément architectural au centre et deux coulisses sur les côtés, qu'il a utilisé sans compter. La nouveauté authentique, qui informe et vitalise elle-même le schéma désormais usé, c'est l'ange, dont l'origine léonardesque que tout le monde reconnaît sans pour autant que le prototype direct soit identifié. Cette nouveauté est sans doute aussi représentée par la vierge dans la Santa Anna, ou mieux encore dans le dessin préparatoire, car les autres solutions ne se trouvent pas dans le formulaire figuratif contemporain et celles-ci justifient l'introduction, à ce moment précis, du personnage penché dans le cercle souple des bras, dont Lorenzo réduit l'ampleur et freine l'élan du modèle, en le fixant dans une série de cadences délicates et curvilignes. Lorenzo doit en fait résoudre le double problème d'insérer le personnage dans le profil étroit du tondo, et en même temps de lier ce personnage au reste de la composition, particulièrement aux putti avec lesquels l'ange construit un groupe gradué(ceci confirme la connaissance du schéma de Santa Anna) qui par l'intermédiaire du pied tendu de Jésus se greffe au personnage opposé qu'est la Vierge et en équilibre la courbure plus allongée et plus prononcée que ce que l'on peut voir dans les tondi de jeunesse de Lorenzo. Dans les deux études des Offices et de l'École des Beaux Arts, la position en travers du personnage assis, avec une jambe tendue au premier plan et soulignée dans le mouvement diagonal de la disposition des plis (dans le dessin des Offices aussi des longs orteils), cette position provient encore de Maria della Sant'Anna léonardesque dont Credi limite pour la seconde fois le mouvement implicite des longues jambes et stabilise la posture et l'emplacement du corps, comme le fait parallèlement Raphaël dans la Madonna del prato (Vienne). Ainsi le revers du manteau, qui sert de contrepoids à l'équilibre fragile du personnage, est réduit par Lorenzo afin de mieux apprécier la redondance du drapé. Cette étude est reportée sur un tableau, intitulé la Madone avec Enfant et Saint Jean enfant, de la Nelson Gallery, la formule se révèle alors aplatie et insignifiante, car la superposition des putti empêche le drapé d'émerger en tant que détail central de la composition: cette oeuvre n'est rien de plus qu'une combinaison de morphologies déjà connues, cependant elle est précieusement parée dans les détails. Les deux études et le tondo révèlent un artiste toujours attentif aux nouveautés répandues dans la patrie de Léonard, et montrent encore une fois comment Lorenzo sait s'en servir pour son propre compte, en modifiant certains shémas qui correspondent mieux à ses aptitudes. Il s'oriente consciemment vers des tendances contemporaines et distinctes, il est particulièrement enclin à accepter cette progressive amplification des structures, qui, déjà à la fin du siècle, commence à être élaborée par Fra Bartolomeo qui annonce bien évidemment le Maniérisme. En vérité le retour de Léonard, quoique déterminant, est une heureuse occasion pour approfondir les choix que l'avant-garde florentine a désormais fait: Baccio della porta, Piero di Cosimo, Filippino, qui dans ces années se posent des problèmes très complexes et arrivent à des solutions plus dynamiques dans l'élaboration passionnée de leur propre langage. Déjà dans les dernières années du Quattrocento, ils se consacrent à l'étude et à l'interprétation de la thématique léonardesque, en critiquant certains des aspects principaux comme le feront plus tard, en tenant compte de ces précédents, Andrea del Sarto et Raphaël. Mais les méditations de ces peintres, surtout celles de Piero et de Baccio, se vérifient seulement sur la base des témoignages directs laissés à Florence par Léonard avant son départ pour Milan, et Lorenzo tente d'en retirer quelque chose tout comme Piero di Cosimo qui lui tente une sélection critique de certaines implications du langage léonardesque. Les relations et les passages sont si denses et si réciproques au début du XVIème siècle, qu'il n'est pas toujours facile d'en déterminer la direction, comme l'atteste l'alternance des attributions dans les oeuvres de peinture et surtout dans les graphiques. Toutefois il est indéniable, et l'orientation des écoles le confirme, qu'un fond commun d'intérêts, qui se compliquera pour Piero et Baccio par d'autres expériences et qui se transformera par des réflexions ultérieures, mais qui pour Lorenzo, même s'il meurt bien plus tard, représente la matière dont il assume les dernières trouvailles dans l'évolution de son monde peut-être trop formel, c'est à dire la Crucifixion de Göttingen, la Conversation de Dresde, et de nombreux dessins d'une qualité indiscutable que de nombreuses circonstances amènent à situer dans les quinze premières années du XVIème siècle. Les témoignages les plus évidents de ces interférences apparaissent parmi des morceaux variés d'une série d'Adorations de l'Enfant de format rond, comprenant celles de New York et de Munich ( 1 et 2), et certaines variantes qui dépendent de ces Adorations, comme l'Adoration des Depositi des Offices, probablement commencée par Credi, et les tondi de la fondation Horne et de Munich, qui nous pensons, ne sont pas exécutés par un artiste italien, et ceci témoigne de la popularité des interprètes principaux. On peut aussi rapprocher au groupe le tondo de la Galerie Palatine, qui représente un exemple significatif de collaboration entre Cosimo Rosselli (la Madone, l'Enfant) et Piero di Cosimo ( le saint-Joseph, le paysage lacustre), et d'autre part qui imite lui aussi les formules de Lorenzo; la relation dans ce cas est pourtant moins convaincante, et les exigences de clarté imposent d'isoler plus nettement la séquence des tondi de New York, et de Munich. En prenant en considération le décalage chronologique, il est cependant difficile de reconstruire avec sécurité la succession des deux morceaux. L'Adoration de Credi à New York, bien que très altérée sur certaines superficies, et donc peu jugeable, semble étrangère à ces orientations, et c'est peut-être la plus ancienne de la série, tandis que le plus significatif est le tondo de Munich, qui est parfaitement conservé, et qui répète à l'envers la composition de la peinture de New York, avec les seuls ajouts du saint-Joseph et des ailes appliquées sur les épaules de l'ange. Au-delà de la déchirure dans les nuages au centre, dans le ciel, et au-delà d'un paysage très limpide, le changement graduel de signification de la ruine dans l'angle représentée au centre des deux Adorations est éloquent: dans celle de New York c'est un écran lisse de carton-pâte que Credi articule pour soutenir toute la stature de la Madone. Dans le tondo de Munich, Lorenzo conserve à la ruine sa fonction fondamentale de peinture ou plutôt de décor de fond de tableau, pour cela il la rapproche du centre et repropose le profil de sa première solution. En fait, ce tondo de Munich est lié à l'oeuvre de Piero di Cosimo pour certains aspects du paysage, comme les arbres qui d'une façon insolite sont nus et desséchés, et le visage creusé de saint-Joseph qui se détache des plus délicates morphologies de Credi pour se rapprocher du saint-Pierre de l'Immacolata des Offices de Piero. Ce saint-Pierre est lui-même évocateur des études en train d'être réalisées sur les "grotteschi" par Pollaiolo, Léonard et Piero di Cosimo à la fin du Quattrocento. Et le cercle peut être considéré fermé si on prend conscience aussi du rappel de saint-Joseph qui constitue la partie la plus révélatrice de Piero di Cosimo dans l'Adoration déjà citée de la Galerie Palatine: pour la disposition fluide des membres et des vêtements, pour la vibration mobile des mêches embroussaillées et éclairées, ce personnage se pose comme l'antécédent ultérieurement probant du saint-Joseph tapit à l'écart dans le tondo de Lorenzo ( 1 et 2). Un groupe d'études, toutes consacrées à des personnages au style dépouillé et presque flétrit, nous permet d'appronfondir ces impressions, et de vérifier une réflexion parallèle et spécifique à Piero et à Lorenzo sur l'orientation vers certains flamands, particulièrement Hugo van der Goes, dans la représentation des physionomies, qui désormais occupe Credi plus qu'il ne l'a fait dans les années précédentes: ce n'est pas un retour au plasticisme primitif de Ghirlandaio, celui-là même qui l'a conduit à inciser avec insistance les Teste des Offices, du British Museum, du Louvre, de Göttingen, mais c'est une étude plus détachée, et donc plus pénétrante et plus subtile. Les traits des visages sont plus courts, irréguliers, toujours plus nombreux et plus légers, les reflets du blanc de céruse, toujours plus fluides et frétillants, expriment une certaine fragilité grâce aux frémissements superficiels des sourcils qui froncent, et grâce à un mouvement des lèvres, et à un durcissement de l'expression, tenant compte aussi de ce qui est en train de se faire en Italie où l'on commence à tirer parti de la leçon léonardesque. Le temps des verres fleuris et des festons bien fignolés qui dans les premières Madones de Credi ont le goût frais de la découverte, est fini, même si la pratique reste une des composantes professionnelles dans les peintures moins ambitieuses de la période de maturité et de vieillesse. Lorenzo revient maintenant à la culture nordique pour une élaboration plus pénétrante et plus personnelle qui cependant n'apparait pas si flagrante. Cette étendue du panorama de nouveaux intérêts dans la première décennie du siècle s'affirme du reste aussi dans un autre groupe de dessins presque contemporains aux précédents cités, Studi per Adorazioni e Madonne du British Museum ( 1, 2 et 3); du Louvre ( 1, 2, 3 et 4); de la Marucelliana; Studi di santi des Offices ( 1, 2 et 3); Annonciations de Winsdor ( 1 et 2) et des Offices, Arianna addormentata du British Museum. Ces études présentent une fidélité absolue aux modules habituels de Lorenzo mais ils se révèlent en même temps renouvelés selon les nouveautés du moment: les vêtements sont plus gonflés et plus animés, les raccourcis sont fréquents, l'emplacement en diagonal de beaucoup de personnages par rapport au plan de la feuille de papier, les ombres sont plus denses et les torsions plus franches, ce sont ces exigences de mouvement, d'élan et d'espace maintenant ouvert et libre qui portent Credi à des résultats nouveaux et plus complexes. L'utilisation dominante de la plume et du bistre rend plus évident les réitérations, les suspensions et les interruptions. L'invasion de brèves hachures et différemment orientées, comble aussi les zones d'ombre et l'incision des doigts, des poignets et des joues. Ceci réaffirme que la graphique léonardesque n'est plus directement observée, comme au temps du groupe de Darmstadt, au contraire elle est repensée dans la version de Piero di Cosimo. Ceux qui résument les thèmes dominants de cette heureuse période de travail sont certainement les dessins du British Museum ( 1, 2 et 3), qui contiennent des personnages singuliers: les nus dans la partie supérieure sont seulement desinés par des contours filants, au centre en bas, les anges tracent un demi-cercle autour de la Vierge tapie et l'enfant s'insère dans l'ample giron de la Vierge. Cette construction, d'une disposition très libre et plus sûre; provient certainement d'une formulation mature de Léonard qui se voit dans la solution de Raphaël pour la Madone Alba. Les deux Madones insérées dans les angles en bas sont plus minutieusement élaborées, une d'entre elles provient de la Sant'Anna léonardesque déjà reprise dans les études citées des Offices et de l'Ecole des Beaux Arts et dans la Madone de Kansas City. Elles montrent aussi l'accentuation de la position en biais des corps, ces Madones sont proches des deux Madones du Louvre ( 1 et 2) et, de la petite Madone du Musée Poldi Pezzoli, cette petite peinture contient beaucoup de familiarités de représentation, comme le siège de structure sévère, la succession trône-muret mitoyen du paysage, l'articulation du groupe du personnage, l'épaississement des revers du manteau et la surabondance des vêtements. Ces familiarités sont aussi présentes dans les oeuvres dites de jeunesse que celles dites de maturité. Lorenzo élabore dans des études parallèles pour des Adorations, celle de la Marucelliana et du Louvre, dans les saints des Offices ( 1, 2 et 3), où le mouvement des drapés, si stimulant pour lui déjà depuis les premières années, trouve, une nouvelle forme d'élaboration: cette nouvelle forme des drapés ou plutôt leur "nouveau" mouvement, l'artiste tente de les transcrire dans la Conversation de Dresde ( 1 et 2), sans pour autant réussir à faire ressortir l'essence même du tableau basée sur le contact chromatique entre le brun-jaune du bistre et les nuances azurées du blanc de céruse. Dans cette Conversation les vêtements s'accumulent et se plient jusqu'à amplifier les formes en S qui avec tant de mesure avaient enveloppé la Vénus, ici ces formes s'étendent en spirales enveloppantes dans lesquelles s'insèrent les personnages. Le rappel à la Madone Berlinase de Filippino est éclairant à ce propos, elle est comme emportée par le mouvement de sa robe, en revanche ici le développement des rythmes avance selon un équilibre plus calculé, dominé et terminé par des tractations et par des fermetures dans les courbes souples des bras. Typique de l'artiste pour l'incohérente disposition des jambes, des bras et de la tête qui d'un point de vue objectif ne permettent pas le sommeil, l'Arianna, évoque les nymphes timides et solitaires de jeunesse mais elle anticipe aussi les ultimes élaborations que Lorenzo pratique pour ses dessins. Cette Arianna évite de comprimer le coussin gonflé, les membres semblent être privés de liberté, et l'artiste se consacre à arrondir délicatement (ce qui l'intéresse davantage) le type féminin qui reste obstinément fidèle à ce qu'on a l'habitude de voir chez Lorenzo: à l'aide d'un trait fin il en modèle les larges épaules, les seins petits et ronds, le ventre à peine incliné et les jambes qui se confondent dans les plis du drapé. |
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