Des débuts à la maturité
Les portraits et la Vénus.

Après 1485 Lorenzo est seul à Florence: Léonard se trouve déjà depuis deux ou trois ans à Milan, et Verrocchio s'établit définitivement à Venise, où il s'était rendu plusieurs fois avant et après 1480.
Vasari dans les Vite note les nombreux voyages que Lorenzo aurait fait à Venise, mais cette remarque n'est pas très sûre, elle permet juste de souligner les liens affectifs et professionnels qui unissaient les deux artistes et permet aussi d'apporter un peu de chaleur dans la vie de Lorenzo qui apparaît privée d'émotions en ce qui concerne les rapports humains.
En fait, Lorenzo qui à la lourde charge de diriger l'atelier florentin du maître et qui doit aussi assurer l'exécution de beaucoup d'oeuvres personnelles, s'est probablement rendu à Venise mais seulement à l'annonce de la mort de Verrocchio pour s'occuper de la translation du corps et de l'administration des biens.
La rapidité avec laquelle Lorenzo se libère de la charge concernant l'accomplissement du Colleoni, certifiée par un acte notarial à Florence, celle-ci atteste donc de son désintérêt pour la ville de Venise où pourtant Verrocchio dirige un atelier bien équipé, que Lorenzo transmet entièrement à l'inconnu Giovanni d'Andrea Di Domenico appelé pour achever le monument équestre.
La preuve de la qualité de peinture qu'offre le retable de Pistoia, et la position de responsabilité qu'il occupe dans l'atelier de Verrocchio fait que Lorenzo reçoit un nombre de plus en plus important de commandes pendant cette période, et améliorent par conséquent ses conditions financières: d'ailleurs en 1486, il change de logement et prend une location avec sa mère "una camera e una saletta" à côté de l'hôpital de Santa Maria Nuova.
La date inscrite au dos de l'Autoportrait de Washington (1488) et celle donnée par les documents se rapportant à la Pala Mascalzoni (1493-94) sont les uniques repères chronologiques de la production de ces années, qui est constituée de nombreux portraits, sur tableaux ou sur papier teint, de la Vénus, et d'un courant parallèle d'oeuvres à caractère religieux, comprenant le Tondo Borghese et les grands retables exécutés autour de la fin du siècle.
Dans ce panorama artistique, qui se révèle de plus en plus vaste et parfaitement dans l'actualité de cette fin du XVème siècle, le souvenir de Léonard n'a pas encore vraiment disparu, mais il est pensé de façon plus personnelle dans certaines occasions où il apparaît avec évidence, et il semble parfois dépassé dans l'élaboration d'expériences nouvelles ou renouvelées, et quelques fois avec une véritable acuité.

La première oeuvre des portraits, Costanza de' Medici de la National Gallery de Londres, dont la critique n'est pas en accord pour son attribution, mais qui montre encore des traces visibles de la peinture de qualité indéniable de Lorenzo malgré un état de conservation exécrable: la jeune femme qui occupe une bonne partie de la surface du tableau, est insérée dans un espace déterminé par le rebord au premier plan et par les murs qui, variablement alternés et composés par des montants, des seuils et des rebords qui conduisent tous aux deux asymétriques, ouvertures étroites sur le paysage du fond. Ce système trouve ses seuls précédents identiques dans les Madones de jeunesse de Lorenzo.
Il est important de remarquer à ce moment de la description du portrait que Lorenzo ose et semble être le seul peintre à utiliser un cadre et un décor "religieux" pour représenter le portrait d'une femme. Peut-on y voir une marque d'originalité dans la peinture de Lorenzo, où cela provient-il de la volonté des Médicis qui gouvernent Florence à cette époque de se faire représenter dans un cadre religieux dans le but d'apparaître comme des "prophètes" ou des "saints" qui dirigent une cité à laquelle il ne peut rien arriver ?
La physionomie contrastée, il est vrai, comme dans la plupart des visages anonymes de Lorenzo, ainsi que pour le portrait de Verrocchio des Offices (1 et 2 ) et de l'Autoportrait de Washington. Ils sont chronologiquement proches de Costanza, et proches de nombreux dessins. La définition du menton fort et du nez charnu continue en fait ces recherches qui ont eu comme résultat les visages les plus typiques de Ghirlandaio de la série De Credi, dont le Giovanetto du Museum of Fine Arts de Boston qui curieusement ressemble à la dame même d'un point de vue typologique, et le Vecchio du Louvre.
Dans le premier le modelé solide du visage, entouré par des bandes compactes de cheveux, se termine dans le bonnet rond et bien calé, réalisant une forme plastiquement évidente et terminée. Ainsi dans le second, peut-être antérieur et lié au San Donato de la Conversation de Pistoia, où le bonnet cylindrique serre l'ossature de la tête fortement structurée et creusée sous une épaisse pluie de traits qui servent à accuser la lumière.
Du reste dans la Costanza de' Medici les longues ondulations du profil du menton n'ont pas une valeur exclusivement physionomique et répondent à celles plus fugaces du cordonnet noir, du décolleté, du bras tourné qui penche audacieusement vers le spectateur.
Il est certain qu'une telle sensibilité des contours implique certaines influences de Ghirlandaio, mais ce qui est propre à Credi c'est d'indiquer clairement à l'observateur, que le point de départ de la lecture de l'oeuvre commence par le coude tendu.
La représentation minutieuse des épingles et du bijou peut surprendre, car Lorenzo ne les utilise pas en général, mais posé comme ils le sont au hasard au bord du tableau, ils n'on certainement pas le relief et les caractères propres de la triomphante distribution d'objets et de détails comme ceux-ci précieusement élaborés à laquelle se consacre Domenico Ghirlandaio. D'ailleurs son nom remplace parfois celui de Credi à propos de cette oeuvre.
Toutefois ces objets peints par Lorenzo troublent l'articulation "sèche" de la disposition triangulaire du personnage; qui aboutit à une disposition rythmée et musicale des longs doigts de marbre, juste là où l'artiste a placé la petite branche fleurie (aujourd'hui ce détail est très abîmé).

Ce premier contact de Lorenzo avec l'art du portrait et la perspective de la riche "galerie" qui fait idéalement suite à Costanza de' Medici, comportent certaines considérations générales sur la position de Lorenzo à l'égard des modalités de représentation, qui sont à ce moment particulièrement ouvertes et flottantes.
La formule célèbre de Piero della Francesca, devenue particulièrement influente dans la ré interprétation effectuée par Antonello de Messine et également dans plusieurs conventions de Van Eyck. Cette formule implique la représentation de la personne érigée et avec les bras tout près des flancs, en plein air ou contre un fond neutre, et coupée un peu en dessous des épaules. Si en Vénétie, cette représentation est acceptée sans compromis, et résiste pendant longtemps, en revanche à Florence Andrea del Castagno, Domenico Veneziano, Pollaiolo, tendent déjà à étirer en hauteur la représentation, mettant parfois en partie les bras et les mains aux extrémités et dans les angles du tableau.
Parallèlement Filippo Lippi soutient les formes successives des dispositions nordiques, qui ne sont pas directement présentes, avec toutes les probabilités, grâce à des originaux de Petrus Christus, Roger Van der Weyden, Dirk Bouts et Hans Memling (le personnage représenté est situé de préférence dans un intérieur à la structure variée, quoiqu'il en soit étroite, souvent avec des ouvertures latérales ou sur le fond; les rebords et les balustrades permettent d'exposer des objets divers), mais on s'en tient à une représentation de profil, liée à la tradition graphique des médailleurs.
De son côté, Verrocchio rompt avec la convention même du buste, très populaire à Florence dans la deuxième moitié du siècle, en représentant la Dama delle primule jusqu'aux flancs, avec les bras et les mains entièrement visibles et tout près de la poitrine. Sur ces principes fondamentaux, dont on a seulement indiqué les éléments les plus intéressants, qui s'appuient des acquisitions ultérieures du Pérugin, de Sandro, Domenico et Lorenzo, qui, sans vouloir oublier la contribution isolée de la Ginevra de Léonard et les apports essentiels mais sporadiques et plus tard ceux de Piero di Cosimo et de Filippino, lesquels ne donnent pas une déclinaison progressive du problème, cependant ce sont eux qui plus largement cultivent ce style parmi les artistes actifs dans les dernières décennies du siècle du milieu artistique florentin.
Une étude impartiale des modalités distinctes d'expression révèle que Lorenzo n'est pas un peintre de second rang, ni en perte de vitesse par rapport aux autres, au contraire il contribue d'une façon exclusive à codifier sa convention spécifique de représentation qui prévoit une représentation frontale ou à peine inclinée du personnage situé dans une pièce, et visible jusque sous les aisselles ou jusque sous la taille, avec les mains et les bras complètement en évidence et bien articulés devant le buste.
En prenant comme point de départ la Dama delle primule et les reconstitutions flamandes, surtout de Memling, Lorenzo expérimente certaines solutions de ce schéma, et poursuit un processus solitaire d'élaboration et de renouvellement, il atténue progressivement la compression de l'intérieur et le personnage réussit à s'en libérer, matériellement ou idéalement.

Dans le portrait de Verrocchio (1 et 2 ), celui-ci est debout dans un intérieur, appuyé sur un rebord avec les bras comme la Costanza de' Medici, mais la coupe de la silhouette, rehaussée à hauteur de la poitrine, et la disposition des mains liées indiquent une plus étroite adhérence aux formules nordiques, surtout celles divulguées par Memling (voir les quatre portraits des Offices, l' un des portraits et par Dirk Bouts, dont nous rappelons le "Ritratto di giovane" de la National Gallery.
D'ailleurs ce sont toujours des indications générales, des schémas de l'art de la composition, des détails, des choix chromatiques, celles que Lorenzo déduit de ces exemplaires exotiques, comme il l'a fait et comme il continue de le faire dans les Madones et Adorations contemporaines. Tandis que les plus concrets soutiens formels dont l'artiste se sert, ne sortent pas de la tradition florentine, et ce sont les acquisitions contemporaines de Ghirlandaio, qui à la cote dans ces années, de Botticelli de la Sixtine et du Ritratto virile Filangeri, à qui on avait attribué non pas par hasard la Testa de Lorenzo du Musée de Rennes, qui est certainement la plus proche du Portrait de Verrocchio (les traces du blanc de céruse en réalisent la plastification qui dans la peinture émerge des sillons de la matière picturale, et les contours calqués et repassés à la pointe métallique se perdent comme sur la peinture dans les ombres denses qui signent l'avancement longuement caressé des mâchoires et de la gorge).
Mais l'apport plus sensible est celui du Pérugin, auquel s'apparente le vigoureux traitement de la pâte, appuyée et striée pour modeler les rondeurs du front convexe et des cavités orbitales, les plis des côtés de la bouche et du nez, et le paysage voilé par une brume gris dorée, tous ces éléments adoucissent les différents types qu'il représente.
On a déjà dit que Lorenzo regarde avec une attention croissante les techniques du Pérugin, prévoyant avec perspicacité le succès que celui-ci aura à Florence à la fin du siècle. Et il est significatif que les traces du Pérugin se font plus sensibles dans la production religieuse, pour une grande partie soumise aux oscillations du goût du moment.
C'est encore la mise en valeur de l'espace, mesuré et circonscrit dans son extension exacte, qui s'exprime ici dans des formes inédites et impérieuses, qui en fait est un résumé des premières recherches insistantes de l'artiste: le rebord et les deux murs qui se rencontrent formant un angle obtus (par rapport à la Madone d'Ajaccio, (1 et 2 ), la représentation presque complète de la fenêtre contribue à souligner en grande partie la direction du mur et à concentrer l'attention sur le visage du personnage, effleuré justement par des lignes directrices qui contiennent les bords horizontaux de la même fenêtre) délimitent une ouverture bien précise, scandée par une disposition quadrangulaire de la personne. Celle-ci s'étend par des lignes descendantes du bonnet, et acquiert une plus large consistance volumétrique dans la masse sphérique de la tête entourée par une couronne de mèches dures, à peine bouclées, et se greffe solidement dans l'anneau rigide de la collerette.
Cette figure se dilate en bas en envahissant une vaste partie de l'espace accordé, et elle se fait plus massive dans les contours recourbés et dans les surfaces fortement convexes du dos, des épaules, de la poitrine qui s'avance jusqu'au rebord, pour atteindre une expansion maximale dans l'ouverture des bras, surtout dans le parcours du bras gauche qui sort par l'ouverture du manteau comme d'un solide arc, et penche, large et puissant, jusqu'à l'enlacement des mains.
A une telle rigueur de structure correspond la gamme des noirs, des gris, des bruns différemment dégradés, seulement interrompue par des notations minimes mais intensément lumineuses du colleret.

Le Ritratto di giovane récemment restitué à la Galerie des Offices, est en mauvais état de conservation et par conséquent faiblement jugeable. Pourtant on peut observer que le paysage du fond est presque le même que pour l'Autoportrait. Cette unité dans les décors de fond de tableau que sont les paysages marque une construction plus précise de l'activité de Lorenzo dans ces années.
La tension plus prononcée qui anime la tête (celle-ci semble peser sur le cou dans un mouvement souligné par l'enfoncement oblique du bonnet), est propre à Lorenzo et trouve des soutiens ponctuels au coeur de la série des Teste postérieures à 1490, dans laquelle l'artiste, libre plus que dans les portraits sur tableau par des schémas traditionnels familiers aux commanditaires, dispose ses modèles non plus érigés, au contraire avec la tête variablement orientée, inclinée ou soulevée par le cou, selon des attitudes plus fluides et plus recherchées.

La Giovane donna du musée de Forlì, Lorenzo revient à la solution d'un fond en deux parties des Madones primitives, c'est la troisième variante de type de disposition expérimentée dans Costanza de' Medici et dans le portrait de Verrocchio.
Comme dans ce dernier les murs de l'intérieur s'ouvrent dans un angle obtus, réalisant ainsi une atmosphère irréelle, ici le rebord est situé obliquement par rapport au mur du fond et forme avec celui-ci, si nous le prolongions idéalement, un angle aigu.
Ceci souligne la position de biais du personnage, lequel à son tour, étudié en plan, s'avère construit en triangle comme la Costanza de' Medici, dont les mains très proches du corps déterminent un plan de développement insuffisant sur lequel pèse la masse imposante du visage.
Dans la Giovane donna de Forlì, assise, les bras qui s'appuient à peine sur le rebord et les longues mains qui ne se rejoignent pas, impliquent une ampleur nouvelle de construction de l'ensemble et déterminent un espace qui est résumé par les rondeurs d'une large coupe fleurie. L'espace circule librement autour et dans le personnage, en s'étendant à l'infini au-delà des amples ouvertures latérales, dans une succession de pentes et d'eaux, jusqu'aux murs d'enceinte d'une ville fortifiée qui se poussent rapidement vers des collines plus lointaines.
La consistance du volume du corps, en particulier les larges épaules, se libère et se disperse également dans des longues ondulations des profils qui tranchent avec le rideau rouge. Et la longueur vraiment notable des bras et des mains est équilibrée par le léger penchant du visage sur le long cou.
Il est évident qu'ici Lorenzo regarde encore Ghirlandaio, dont on peut se rappeler le Busto di donna des Offices, d'ailleurs plus érigé et plus consistant plastiquement, mais Lorenzo est plus décidément orienté vers des fluctuations mobiles qui sont celles de Sandro dans les fresques de Villa Lemmi et dans la Fioretta Gorini de la Galerie Palatine.

Le progressif et parallèle ralentissement des recherches plastiques et volumétriques à la fois et de circonscription de l'espace, se concrétise dans un dépassement sans incertitudes dans l'Autoportrait de Washington. (Les successives survies des schémas précédents persisteront mécaniquement dans des oeuvres moins vitales, ou bien, ils seront transformés, allégés, réduits, et assumeront d'autres significations, et se plieront à d'autres conditions). Une apparence d'exploration reste encore dans l'Autoportrait, elle est latente dans la succession espacée des pentes montagneuses, mais le personnage se dilate, avance, envahit une bonne partie de la surface du tableau, il pèse sur nous comme beaucoup d'exemples de l'art du portrait du Botticelli d'âge mûr et de l'art du portrait du Pérugin.
Nous faisons allusion au Giuliano de' Medici, au Giovane con berretto rosso du Louvre, aux plus tardifs Marullo et Lorenziano (Barcelone, collection Cambo; Philadelphie, collection Jonhson), ce sont des oeuvres de collaboration. Au-delà des multiples diversités spécifiques, on perçoit cependant dans toutes ces personnes l'existence d'un support, presque un squelette érigé que les contours animent au bord du tableau et à l'intérieur, et animé par sa propre vie. Dans le buste de Lorenzo, à partir du bonnet mis obliquement, et descendant le long de la ligne creusée, qui tombe des pommettes, du menton, des mâchoires et le long de la pente des monts situés derrière, les profils assument une pénétrante vitalité seulement en rapport à la matière âpre et dure qu'ils déterminent et qui dans lesquels sont construits le visage osseux, la colline nue à gauche, le gros rocher en ruines à droite, duquel pendent des chutes d'herbes rapidement éclairées. Ces chutes d'herbes s'étendent en ondulations persistantes mais contenues, sans angles ni cassure, elles obligent les épaules à s'affaisser, tirent le cou cambré dans l'étroitesse sinueuse de la collerette et limitent les lignes fluides des cheveux.
Même si toutes les interprétations psycho-sentimentales ne sont pas appropriées dans ce cas, il ne me semble pas inutile de noter comment cette image pathétique constitue une interruption dans la série des visages indifférents et sereins, que l'artiste interprète sans leur donner de vie, d'histoire, de personnalité et de sentiments.
Effectivement, lorsque Lorenzo se représente lui-même, il présente en même temps sa réponse, d'un homme seul et qui souffre sans doute de cette solitude.Si l'on décèle dans son autoportrait ce sentiment de solitude, c'est qu'enfin Lorenzo laisse transparaître un peu de ses émotions.
En laissant transparaître ses émotions il montre qu'il a peut-être envie à cette période de sa vie c'est à dire vers trente ans de dévoiler un peu de sa personnalité car il pressent probablement l'impossibilité d'obtenir un succès entier, ou au moins que les réalisations les plus vantées auraient mérité. Il donne finalement un prélude à l'affaiblissement de ses recherches dans l'élaboration toujours insatisfaite, malgré des ouvertures et des tentatives de renouvellement, des quelques thèmes fondamentaux auxquels il était sensible et qu'il avait avec lucidité préétablit de développer depuis ses débuts.

D'un côté la progression par les formes plus agressives et plus envahissantes des premiers portraits à celles plus épurées, plus intimes, plus soumises des portraits plus matures. De l'autre, l'enchaînement de nombreuses solutions, du David de Oxford et du Cassone Beit au Saint Sébastien de Modène et du musée Poldi Pezzoli, dans lesquels l'artiste expérimente les possibilités du nu érigé et de la position frontale: au faîte de ces deux courants de recherches patientes, non comme un moment de conclusion mais certainement comme le moment le plus élevé, c'est la Vénus, récemment remise aux Offices après de nombreuses années établie obscurément et inexplicablement dans le musée de la Casa Fiorentina Antica au Palais Davanzati.
La disposition plus générale du personnage ne varie pas par rapport à celle mise en place pour beaucoup d'autres de Credi, elle se distingue seulement par des significations implicites et par une nécessité rigoureuse de toute part, jusqu'aux plis et jusque dans les moindres ombres: l'axe central du tableau, mis à part le fait que l'on pourrait couper le corps en deux, tient essentiellement dans le talon bien implanté par terre ce qui en fait le point d'appui de toute la silhouette, laquelle se répand graduellement du petit visage jusqu'au sol suivant des lignes directrices divergentes et asymétriques déterminées à gauche par le bras plaqué sur le flanc et par le voile tombant, à droite par la jambe penchée en avant et par le bras qui se replie sur le sein.
Un fait nouveau conditionne cependant le schéma déjà connu, c'est à dire l'inclination du plan sur lequel la femme est située, qui impose une oscillation du corps vers la gauche, en direction opposée à celle où elle devrait plier par un mouvement saillant de la base d'appui.
A partir de cette base, suivant les contours recourbés et les convexités pantelantes des longues jambes musclées, notre regard est poussé avec une ascension lente mais irrésistible jusqu'à la large ondulation du flanc. Ici la préoccupation toujours plus vive pour Lorenzo est de lier voire souder ses personnages dans un équilibre rythmique. Il y trouve un exercice artistiquement plus vital, et par le bras et par la main qui accompagnent et ensemble retiennent l'expansion puissante du flanc, il le fait retomber par terre, pour compenser la poussée initiale, l'écharpe transparente qui dans les plis allongés et divisés par des ondulations brusques assure une consistance qui semble en marbre. Celle-ci se couche par terre comme un troisième pied, formé d'un talon et d'une pointe.
La pointe opposée déterminée par le voile tombant se reflète dans le lent mouvement du torse qui se déplace vers la droite: le premier tour du voile marque le point de l'expansion maximale du corps, et met en évidence son limpide volume, concentré dans l'apparition du ventre rond. Au-delà du tronc qui s'affine d'une façon voyante et se visse dans la spirale de l'écharpe qui se fait aussi très étroite: ici le temps de vision, très lent au début, s'accélère et les flexions de la silhouette se révèlent plus brèves et plus rapprochées.
A droite le coude pointu penche pour équilibrer le regonflement souple formé par le voile sur le poignet à côté de la hanche, et interrompt le contour du côté gauche du corps, dynamisé dans une série d'ondulations en lacet le long d'un axe droit.
La main posée sur le sein arrête et inverse le parcours de l'écharpe et même celui de la silhouette, qui marque un nouvel écart à gauche dans le visage, dans le cou et dans l'épaule que le voile semble encore retenir en l'enveloppant et disparaissant derrière le dos.
En haut de l'image le regard dirigé vers la droite signe un dernier ancrage dans la direction d'où partait l'impulsion initiale, en stabilisant par conséquent le tissu délicat par poussées et contre poussées.
On peut être surpris que des censeurs sévères du tableau aient manqué de relever (comme il n'est pas possible de le reconstruire) avec certitude le parcours du voile, à moins de ne pas imaginer dans le dos des fermetures et des changements de direction préparés: la spirale qui semble si évidente et si limpide a été en revanche disposée et fixée après de subtiles méditations, jusqu'à rejoindre, apparemment sans effort, cet effet dynamique qui rappelle peut-être le David de Donatello.
Il est difficile de séparer dans le complexe substrat culturel de l'oeuvre les différentes composantes, ici plus que jamais assimilées et plus personnalisées par l'artiste. Tout d'abord la différence avec la Vénus de Botticelli est immédiate, elle s'appuie sur des rapports modulaires explicables par l'unité de l'archétype, la Venere Pudica, ou de' Medici.
La Vénus de Sandro, poussée et soutenue par les vents, ne pèse pas sur la coquille et s'étend dans une seule courbe longue comme une arabesque fixée sur le fond, riche en variation dans le tissu chromatique, alors que le nu de Credi, solidement posé sur trois jambes et dilaté dans des volumes palpitants, émerge du brun dense du fond avec seulement le précieux ivoire voilé de gris, qui pâlit dans de larges lumières sur des surfaces émergentes et s'assombrit et se réchauffe dans des tonalités bruns dorées des lèvres, des cheveux et des yeux.
Le voile transparent absorbe la netteté du corps et l'obscurité du fond, en s'illuminant seulement dans les convexités effilées des plis et dans l'ourlet subtil, comme nous le voyons dans un des plus délicats Drapés de Credi. La rigoureuse monochromie revête par conséquent des effets léonardesques une structure spécifique à Lorenzo, et témoigne du retour périodique de Lorenzo à la méditation solitaire sur des recherches désormais lointaines, mais toujours aussi vitales dans leur violente subversion, de l'ancien condisciple.
Néanmoins la silhouette apparemment dépouillée fuit encore à notre tentative de reconstruction critique: les genoux massifs, les mollets et les cuisses fortement musclées, le ventre large et proéminent trouvent peu d'équivalent dans l'art florentin de la deuxième moitié du Quattrocento ( peut-être chez Piero di Cosimo), mais un personnage qui n'est pas complètement libéré des préjugés du classicisme: mais on peut tout de même regarder le nu féminin des flamands et des allemands comme la Eva de Jan Van Eyck (Polyptyque de Gand), Roger Van der Weyden (Polyptyque de Beaune), Hugo Van der Goes (Vienne, musée d'Histoire de l'Art), et les nus tourmentés et caressés de Dürer.
Ce que Lorenzo perçoit et affirme n'est peut-être rien de plus que ce comportement général qui vient d'un patrimoine culturel différent, même s'il est juste de se rappeler de l'intensité des échanges entre les deux milieux, et en particulier le premier voyage de Dürer en Italie, fait en 1495, alors qu'il a déjà donné des preuves significatives de ses inclinations, comme la Ragazza nuda de Bayonne, de 1493, à l'occasion de ce voyage il vient à Florence où étudie aussi Credi.

En somme, en dépit de la qualité très élevée qui selon nous revient à l'oeuvre, à l'origine elle n'a eu aucun succès, du reste même la critique d'aujourd'hui et celle d'autrefois porte exceptionnellement un jugement positif, et si, comme le lieu de découverte le suggère, elle est exécutée pour une commande des Médicis, on doit déduire qu'elle est trop "excentrique" et même pour le milieu cultivé de Lorenzo, et elle contraste trop avec la solution célèbre de Botticelli.
C'est pourquoi l'histoire de cette image délicate, enfermée pendant des siècles dans une soupente, et encore peu appréciée, semble évoquer et traduire l'histoire de Lorenzo di Credi et de sa faillite partielle (c'est à dire professionnelle et non artistique). Même s'il est en train de commencer la série des grands retables, certains acquerront une large notoriété, dans ces années la barrière se fait plus consistante et plus nette entre la production sur commandes et celle exécutée librement et pour ses études personnelles, et ceci annonce la proche réduction de son activité, surtout celle officielle.
Désintéressé et réservé, renonciataire conscient à l'égard de la fructueuse pratique de la peinture à fresques, Lorenzo ne reçoit pas comme Ghirlandaio, Le Pérugin, Filippino, la faveur des plus riches familles florentines, dont les exigences de prestige auxquelles Lorenzo peut correspondre, cependant les résultats de sa veine la plus authentique ne peuvent correspondre, cette veine est indubitablement fragile, discontinue, d'une appréciation difficile même de la part d'éventuels commanditaires éclairés.
Dans les années à venir, participant toutefois aux évènements artistiques de la ville, il préfère se remettre aux ébauches et aux projets restés inachevés, à des tableaux de petites dimensions, certainement plus conformes à ses habitudes et à ses nécessités de religion et de décoration, même si ses oeuvres sont destinées à d'autres, élaborant entre temps avec une maniaquerie féroce des pâtes ou des enduits de plus en plus épurés et splendides prévus pour les grands retables construits selon des modalités personnelles, mais de toute façon avec du matériel de répertoire.

La réflexion comprenant les acquisitions personnelles de ces années, la stagnation dans le rapport avec des manifestations figuratives contemporaines, lesquelles se rattachent d'une façon plus pressante et plus directe aux portraits précédents, caractérisent la Giovane vedovadu Metropolitan Museum, qui rappelle désormais d'une façon éloignée la Ginevra de' Benci de Léonard: dans le paysage boisé qui sert à la dame, représentée ici jusqu'aux flancs, en fait le souvenir du portrait de Vinci demeure, même si les buissons irradiés de Léonard, et déchirés par des étincelles de lumière sont conçus en fonction de l'atmosphère mobile et vibrante qui enveloppe le personnage, alors que les feuillages du portrait de Credi, qui ne s'étendent pas en profondeur, dessinent plutôt une trame subtile et délicatement décorative qui raye de noir le ciel limpide et le réduit à l'intérieur d'une fenêtre irrégulière, en fait l'ouverture habituelle sur le bois du fond.
Même les mains croisées à hauteur de la poitrine, qui élaborent à nouveau le thème du portrait de Forlì tout en n'ayant pas la même signification spatiale, impliquent le souvenir du passage léonardesque dans la Dama delle primule certainement familière à Lorenzo, mais ne s'achèvent pas dans de subtils passages picturaux comme le buste en marbre. Chaque élément du corps et de la robe, dans lesquels on lit encore, malgré l'abrasion profonde des surfaces, la vitalité diminuée des contours, se détermine en fait dans le modelé lent et insistant des larges courbes et des rythmes à forme ovale, qui se réfractent par le visage dans les tours du voile léger comme une toile d'araignée et du cordonnet libéré par le poids du pendentif, jusqu'à s'étendre avec un écho plus large dans le cercle des épaules et des bras proches de la poitrine.
Ici, l'équilibre des longs doigts inarticulés, conclut une composition qui est exclusivement rythmique.

Dans la dernière décennie, probablement dans les premières années du siècle suivant, la série des portraits s'accroît en solutions ultérieures, comme le Giovane con la sciarpa rossa de la Galerie Sabauda, la Giovanetta déjà dans la collection Kahn, le Giovanetto du musée Gardner de Boston, le supposé Benivieni de la collection Williams,le Francesco Alunno de Hanovre.
Dans le processus général de réflexion sur les têtes léonardesques qui progressivement mûrit à Florence à la fin du siècle, et par conséquent aussi avant que la présence physique de Vinci fasse remonter à la surface des problèmes qui n'ont pas été entendu, Lorenzo s'insère alors dans une direction annoncée par le renouvellement progressif de son formulaire: on voit l'amenuisement des rebords, et le changement de signification des murs, réduits par des éléments de structure.
Ce n'est pas le moment de parler de la méconnaissance du sfumato de Léonard, puisque l'indication éclairée de la proposition léonardesque, qui est une mesure de l'espace grâce à des corps et des choses pantelants qui se répandent indéfiniment, cette indication est admise par Credi seulement comme un encouragement pour dépasser les rigides partages et barrières auxquels il a déjà stabilisé sa propre orientation vers des masses figuratives par des articulations moins explicites, que la calme et uniforme diffusion de lumière, en ignorant l'interposition des transparences voilées, Lorenzo les rend absolument statiques.

Dans le Giovane con la sciarpa rossa, qui est le plus représentatif de tout ce qui s'est dit, la consistance du plan déterminé par le buste situé de travers, en ligne avec l'ouverture sur le paysage, elle apparaît affaiblie par l'entrecroisement d'autres plans et les index qui montrent la direction (le bras penché est parallèle au plan du tableau, l'orientation du visage tourné vers le spectateur, la main qui s'accroche à l'écharpe), de sorte que la lecture ne soit plus scandée, au mois dans le parcours le plus général, et il est nécessaire de s'attarder longtemps pour profiter du balancement, du mouvement très calibré des mains et des flèches opposées, formées par les deux index, et pour suivre la rotation molle que l'écharpe délicatement éclairée étend sur le pourpoint bleu gris.
Le manque de barrages consistants que dessinent les plans intermédiaires entre le spectateur et le personnage, crée entre ces deux présences une communion plus immédiate et donc un rapprochement de l'image qui apparaît plus libre dans son expansion, libérée des extrémités étroites du tableau, ce qui est propre aussi au "pendant" de la collection Kahn, qui pour certains détails comme le regonflement des manches bouffantes sur les épaules et le cercle parfait dessiné par le cordonnet autour du cou, et par la délicate diffusion des volumes arrondis.
Ce tableau s'apparente idéalement, entendons-nous bien, aux formes ovoïdales de la Belle Ferronière; et du Girolamo Benivieni de la collection Williams, où non seulement le mur, comme on l'a dit, mais aussi la fenêtre et les mains sont là pour compléter la distribution équilibrée de taches claires et obscures. Et du Giovanetto Gardner, qui ne s'insère pas dans l'angle à peine ébauché à droite, de sorte que l'aboutissement principal de la composition est une délicate marqueterie aux tons clairs (roses, rouges et jaunes pour le personnage, verts et bleu gris pour le paysage) contre les tons neutres du fond.
Malheureusement presque toutes ces peintures sont en mauvais état de conservation, c'est pourquoi, ce sont plutôt les dessins qui témoignent de la façon dont l'artiste concentre maintenant ses efforts pour réaliser un modelé de plus en plus subtil, utilisant avec une extrême légèreté la pointe d'argent, limitant et parfois supprimant les lignes des contours.
Dans l'étude pour la Vénus de L'albertina, qui anticipe la lumière glissante de la peinture, les mèches émergent irrégulièrement du fond jaune, se confondant avec ce dernier, et s'en éloignant dans des ondulations frappées par la lumière, jusqu'à ce que le visage n'est plus cette consistance précise dans le visage pâle, où les faisceaux de rehauts très fins s'épaississent sur les convexités des bosses frontales, du nez, du menton, et se tordent en de multiples parcours divers, parfois en s'ouvrant en éventails inattendus.
Pour le Giovanetto du Louvre, dans lequel l'ossature délicate du visage qui se fait fuyant et impalpable sous la pâleur des ombres et des touches liquides du blanc de céruse: le buste, le cou, la tête sont cambrés dans une unique et courbe légère auquel participe le bonnet posé en biais sur la tête et qui fuit vers la nuque, les iris soulevés dans un mouvement qui ne livre pas d'intentions sentimentales, en revanche il fait partie intégrante, de la disposition de l'image.
Pour atteindre les solutions extrêmes de la Testa di bambina et de la Testa di giovane de Cambridge, où, les contours du visage ovale sont à peine perceptibles, le nez et la bouche à peine ébauchés par des touches de blanc de céruse, le départ de la lecture se fait par les yeux, qui avec leur parcours représentent le coeur de la trame subtile échafaudée par l'artiste.
Dans le premier visage la direction du regard fixe un mouvement décisif au développement de l'image, mouvement qui se réfracte déjà dans l'arc des sourcils, puis dans les rehauts des tempes et des joues, jusqu'au profil circulaire du visage, aux fils légers des cheveux, comme le développement lent des cercles sur l'eau.
Dans le second visage, le mouvement est plus irrégulier et plus tourbillonnant: la forme ovale très prononcée du visage apparaît nettement fermée en haut par le bonnet incliné, et ouverte en bas, là où le contour s'interrompt et vient à mourir le mouvement sinueux des mèches qui fuient par la courbe glissante du bonnet.

Le Francesco Alunno de Hanovre, qui est généralement retenu comme l'une des dernières oeuvres de Credi, montre selon nous une unité claire des sujets avec la production graphique et picturale des années charnières entre l'un et l'autre siècle.
Le choix du fond noir, déjà utilisé pour la Vénus, est évidemment pour ceux qui ont suivi l'exploitation progressive des types de fond adoptés auparavant, et il est significatif que l'élimination définitive, toujours dans le domaine du portrait, se vérifie véritablement dans cette oeuvre, caractérisée par la suppression de chaque élément et par une limitation rigoureuse de moyens: malgré la détérioration uniforme, on perçoit encore la limpide structure conique de ce personnage fragile, dont les profils s'étendent sans solution de continuité par le bonnet bien posé et par la chevelure compacte aux épaules arrondies et aux bras correctement placés à côté des flancs.
Au centre également, le ligne directrice qui naît avec le plis du bonnet descend en effleurant les saillies du nez, de la lèvre supérieure et du menton jusqu'à l'ouverture du pourpoint soulignée par des cordonnets à peine éclairés.
Pour ce qui concerne la position statique et composée qui ne sort pas de la convention de l'art du portrait de Ghirlandaio, peut-être la plus populaire, le fond est aussi noir que la concentration de la luminosité de l'image aux extrémités du visage et des cheveux composés de rehauts et proposent l'éventualité d'un rapport avec les formes exprimées par les disciples milanais de Vinci, nous citons pour donner un exemple plus que pour une comparaison directe, le Musico dell'Ambrosiana et le Giovanetto de Brera.
Il n'est pas inutile de rappeler à ce propos qu'en 1500 Léonard avait apporté à Florence deux disciples, lesquels selon la lettre de Fra Pietro de Novellara à Isabelle d'Este, datée du trois avril 1501, y exécutent des portraits.

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