Oeuvres de jeunesse
Activité graphique: Études et dessins.

La familiarité avec les formules de jeunesse de Léonard, la participation à la position que Verrocchio avait donné à l'atelier, dirigeant la recherche vers les formes flamandes, la connaissance des contemporains mais aussi de la génération de la première moitié du XVème siècle, que Lorenzo di Credi regarde avec respect et une certaine nostalgie, sont donc les données que l'on peut déduire du document de Chiti cité précédemment, les seules qui permettent la reconstruction de la première activité de l'artiste, qui se déroule autour de 1477-78, puisqu'il est probable qu'à vingt ans Lorenzo n'a plus de fonctions auxiliaires.

De nombreux dessins, tous de haute qualité, contiennent les témoignages les plus significatifs de ce début. Les peintures primitives, qui, à une seule exception, ont toutes un caractère religieux, ne sont pas toujours au même niveau, et n'expriment pas comme les épreuves graphiques les tentatives et les hésitations de l'artiste: incertitudes qui se trouvent entre la créativité et le métier savant, elles sont en fait le résultat de recettes efficaces et ingénieuses que Lorenzo élabore avec une totale maîtrise de soi tout en gardant une certaine distance par rapport à son travail.
L'Angelo reggimandorla du British Museum ( 1, 2), qui malgré une jonction plutôt incertaine des jambes et du tronc, auxquels s'ajoutent de nombreuses corrections dans la position des membres, se révèle une oeuvre exécutée par une main déjà expérimentée et pleine d'aisance sous l'influence du Saint Thomas de Verrocchio.

D'autre part la relation faite avec le Monumento Forteguerri et les ébauches relatives au Louvre est sans doute déterminante, et suffisante pour placer cette oeuvre parmi les toutes premières. L'intention de l'auteur est évidente, il semble se conformer à un style qui n'est pas le sien, et qui impose entre autre des morphologies assez spécifiques: c'est pour adhérer au projet des lignes flottantes de Andrea, que Lorenzo habille l'ange d'un vêtement froissé aux rondeurs plastiques. Il en recouvre également la tête et la nuque avec des boucles brillantes et compactes: ces formes comme les redondances fluides, presque gonflées d'air, on les retrouve aussi plus tard dans les productions matures de Lorenzo. En fait ce qu'il est important de noter c'est l'acuité d'interprétation de l'artiste, et la souplesse de son geste.

On le voit dans le Nu des Offices qui est typiquement de Lorenzo par son incohérence apparente des membres. Le sarment, le voile s'emboîtent l'un dans l'autre, ils ondulent, ils s'élèvent sans se servir d'appuis réels ou consistants. Les traits dessinés qui sont destinés à accuser la lumière sont parallèles et s'étirent aussi bien en longs et courts filaments. Ils sont comme d'épaisses rayures qui se croisent en chevrons sur les bosses des superficies. Les formes semblent identiques à celles de l'ange, cependant dans le dessin de l'ange les plis du drapé sont plus insistants ainsi que la vrille des cheveux et l'éclat du visage.
Dans le Nu, Lorenzo fixe avec des glissements très lents les rondeurs féminines de l'androgyne et le turgide rinceau qui s'élève à côté tel un serpent docile et protecteur. Cette confiance à l'action du blanc de céruse qui modèle et qui à lui seul ébauche et construit l'image submergeant la première trace. Cette technique indique que Lorenzo suit déjà avec attention les voies tentées dans ces mêmes années par Ghirlandaio et Botticelli, sur lesquelles il reviendra à plusieurs reprises, et après avoir médité une élaboration plus personnelle, comme le montrent d'autres études examinées dans le paragraphe suivant et le groupe de portraits dont on parlera dans un prochaine partie.

Une série de drapés, de visages, de putti font partie des oeuvres de jeunesse de Léonard, surtout la série très connue des drapés variés et illuminés qui se trouvent aux Offices et au Louvre, pour n'en citer que quelques-uns. En fait, Lorenzo exécute une copie d'un de ces drapés, une copie très significative, certainement plus vive et plus brillante que celle attribuée à Ghirlandaio dans une des deux Conversations des Offices.
Pour le dessin de Lorenzo les jets de lumière apparaissent atténués et adoucis grâce afin de graduer les différents passages d'ombre et de lumière, et de mettre en évidence les tensions et les plis du vêtement, sur lequel le blanc de céruse se dilue s'éteignant constamment par l'effet du bistre.
On peut comparer une étude plus ancienne, celle du saint Jean-Baptiste déjà cité, les drapés de la collection Lugt et des Offices, dans lesquels les plis de consistance marbrée, amples et glissants de part et d'autre des formes, restent encore très clairs, ils ont bien évidemment comme origine l'éducation de Verrocchio qu'a reçue Lorenzo.
Les traits qui accentuent les effets de lumière se répandent en larges étalements sur des superficies solides, d'où un effet lumineux qui apparaît ici aussi contenu et compliqué car il est dirigé par des problèmes de structure et d'équilibre. C'est ce qui se produit également dans une étude plus tardive du saint Barthélemy: le manteau est l'unique protagoniste, il s'amasse sur le ventre dans une direction indiquée par l'ourlet tiré vers le haut, mais le revers qui pèse sur l'épaule gauche fait que le reste du drapé retombe en enveloppant tout le bras. Ce revers freine le déploiement du drapé. Ce déploiement est d'après Léonard une distribution calculée des masses, une matière vibrante tressée par la lumière, une lumière qui ouvre et renverse le drapé en plis brusques et irréguliers. En revanche dans le dessin de Lorenzo, le drapé s'avère concrètement modelé et palpable, son parcours sculpte des rythmes précis et suit des corrélations symétriques, la lumière ne se concentre plus sur les parties émergées, mais elle se voile, s'étendant pour mieux apprécier dans le détail les surfaces creuses.

La Tête d'enfant de Cambridge participe à cet enthousiasme léonardesque, il émerge du fond grâce à des rondeurs tendues et resplendissantes des joues, du nez et du menton, alors que des touches de blanc de céruse et de bistre soulignent l'épaisseur et la convexité des paupières et des lèvres plissées.
Lorenzo établit des rondeurs gonflées et des échos circulaires qui s'amplifient progressivement.
On peut mettre en relation d'autres études plus tardives comme le putto du Louvre, la Madona col bambino e San Giovannino e il bambino seduto de Darmsdadt ( 1 et 2).

Entre temps, Lorenzo obtient d'autres résultats positifs qui lui permettent de clarifier sa technique, tout d'abord avec le Prophète de Berlin qui réunit des lignes fluides et intenses, tordues à cause des vêtements accumulés.
L'exactitude de l'attribution de Berenson, qui a revendiqué ce dessin à Credi, est confirmé par le schéma rhomboïde qui est propre à de nombreuses madones primitives de Lorenzo, bien que la masse ruisselante des cheveux et de la barbe, plus la coupole de la couronne, développent ici une construction plus compacte et imposante. Cette coupole pointe vers la droite par le penchant du gros volume en oscillation, elle est soulignée par les courbes enveloppantes des plis amassés sur le ventre et sur la cheville droite et enfin par le bras qui lève un crayon à hauteur de la poitrine.
La consistance plastique du vêtement va en s'atténuant, les traits clairs sont déterminés par des lignes fuyantes sur les surfaces et la pointe très claire en bas formée par une partie de l'étoffe atténue aussi le décalage trop pesant de l'ombre et de la lumière et le dessin s'achève par un pli fluide.

Dans le David de Oxford qui répète ponctuellement le schéma de celui de Verrocchio au Bargello et de celui de bien d'autres artistes par une position semblable et par un geste commun celui de la main sur la bouche. Si la lumière qui effleure en radiant les formes rappelle certaines familiarités avec Léonard, l'expérience plus incisive du moment est celle de Botticelli, et de Pollaiolo, qui le rendent mobile: l'épaule très abaissée avec la hanche pliée, les genoux sont très proches, le bras tendu se retire jusqu'à se cacher derrière le flanc. Tout ceci donne au personnage cette empreinte originale à la fois de langueur et de timidité.
La même rencontre d'expériences se déchiffre dans le dessin, malheureusement très abîmé, de la Vénus et Cupidon: les arbustes et les herbes agités par un mouvement tourbillonnant, et Cupidon fuyant les ailes ouvertes, révèlent encore l'échange intense et dense d'émotion entre Léonard et Lorenzo, mais les courbes sensuelles de la tunique qui s'ouvre sur la jambe tendue, les cheveux courts de celle-ci rappelle la connaissance approfondie de Botticelli dans sa formule appliquée à la Vénus et Mars de la National Gallery. La représentation d'un thème mythologique est une nouveauté dans la peinture florentine du moment.
Le personnage féminin est typiquement de Lorenzo: les bras et les jambes longues et fortes, le thorax large, le ventre délicatement penché, les cheveux dénoués mais retenus sur la nuque par un voile. D'autres signes sont déjà propres à l'artiste, comme la position soulevée et suspendue de la déesse, sans appuis visibles, et le réseau de lignes serrées(qui nous rappelle la technique de Agostino di Duccio) qui freine inexorablement les membres de Cupidon par toute une série de parallélisme ainsi que les bras de Vénus, le carquois, l'arc et la flèche.
On voit déjà s'affirmer l'imagination et l'application, voire l'obstination de Lorenzo vers l'art de la composition, qui ne tient pas compte des données, mêmes élémentaires, d'une réalité objective.

Presque toutes ces études annoncent indirectement un chef d'oeuvre qui n'est pas suffisamment connu et estimé qu'est le Cassone Beit, dont il reste deux anticipations spécifiques comme les Teste femminli de Stockholm. La jeune qui au centre se tourne vers Éros avec un geste de refus et celle des Offices, coïncide avec l'oeuvre par le style, Lorenzo veut ici recourir aux morphologies avec la jumelle du jeune homme qui les yeux baissés et les lèvres serrées décline l'invitation de la jeune enfant nue penchée vers elle.
Ce sont l'un et l'autre des éléments périphériques d'un thème largement expérimenté par des membres de l'atelier de Verrocchio entre 1470 et 1480.
Le visage féminin différemment incliné, par des cheveux dénoués, parfois tressés, parfois emmêlés librement, de façon évidente, Lorenzo consolide le fond en faisant ressortir avec précision et insistance les égratignures de blanc de céruse, à la façon de Ghirlandaio, dont le nom est indiqué au dos de l'oeuvre de Stockholm qui révèle une vieille et significative attribution.
Des convexités apparaissent, elles sont prononcées sur le front et les paupières, sur les cernes sous les yeux, sur les lèvres petites et gonflées, sur le menton rond, et sur les plis de la gorge et du cou. La modulation si sensible des traits, la tension des creux et des profils confirment à ce moment l'orientation vers Botticelli et Piero di Cosimo conduisent directement à l'atmosphère d'un refus souffrant et insinuant, subtile provocation qui circule justement entre les adolescents représentés dans le Cassone Beit ( 1, 2,, 3 et 4).
Sur les bords d'un golf dont les eaux semblent arrêtées, qui sont parsemés avec mesure de buissons arrondis, d'arbustes mouchetés de rares feuilles, de menues fleurs champêtres, où se trouvent quelques figures humaines et animales. La partie la plus lointaine du paysage rappelle le ciel brumeux de Léonard dans l'Annonciation des Offices, qui est aussi de style flamand. Il manque pourtant ici, comme dans les personnages des premiers plans, le sens de la participation vive de l'artiste à la nature représentée, qui est un aspect fondamental de la personnalité léonardesque mais qui ne se vérifie pas chez Credi.
Sur les eaux gelées, les bateaux sont réunis obéissant à des critères précis d'une distribution rythmique, et face à ces rappels d'une vie pulsative des ports, laquelle se voit dans un détail de Léonard, il s'agit dans ce cas d'un détail d'abord connu puis dépassé, et plus que jamais chez les modèles flamands que sont Jan Van Eyck (Madonna del cancelliere, Rolin), et Petrus Christus (Madonna del certosino), Lorenzo, lui reste évidemment insensible à ce détail car dans son tableau tout ce décor apparaît figé.
Enfin, la signification de la représentation reste obscure, ou plutôt allusive, et l'artiste impose à l'observateur la contemplation de formes sans temps, épurées de tous souvenirs d'une expérience sensible et quotidienne.

Quatre tableaux qui racontent des histoires de saints, c'est à dire Martirio di San Sebastiano du musée Poldi Pezzoli ( 1 et 2) et de la Galerie Estense ( 1, 2 et 3), le Giovane santo in gloria de Pasadena et l' Assunzione della Maddalena de Esztergom. Ces oeuvres ont été à tort négligées par la critique, alors qu'elles témoignent d'une façon particulière de la passion avec laquelle Credi se consacre dans ces années aux variations autour d'un même thème, préférant réaliser des images à l'intérieur de superficies étroites. On peut établir de multiples relations avec les schémas de Pollaiolo et de Verrocchio qui permettent de les resituer dans la période dite de jeunesse, c'est à dire autour de 1485, dont sont typiques aussi les silhouettes peu développées en hauteur.
Les repeints voilent toute la surface de l'Assunzione della Maddalena de Esztergom. C'est pourquoi seul le tracé plus général de l'échafaudage qui structure l'oeuvre est lisible. Celui-ci nous rappelle la manière de Pollaiolo dans la Maddalena di Staggia (qui est l'oeuvre la plus proche de celle de Credi), dont l'asymétrique et l'enchevêtrement pointu des personnages s'avère ici bien plus discipliné et simplifié tout en tenant compte de la solution trouvée pour le Monumento Forteguerri.
La symétrie des deux couples d'anges, la courbe dessinée par le corps de la sainte, la plate forme spatiale assurée par le gros rocher situé en bas attestent en plus d'une proximité chronologique au Giovane santo de Pasadena, d'une composition plus incisée et plus réussie.
Cette oeuvre propose une autre technique intéressante: une possibilité virtuelle mais fragile de voir tourner les éléments qui se trouvent autour du pivot central qui n'est autre que Madeleine.

Dans l'activité de jeunesse de Lorenzo, les bibliographies s'accordent pour lui attribuer de nombreuses Madones et Adorations et quelques saints, qui pour une bonne partie remontent à des schémas types et se regroupent en série bien déterminées.
Ce qui est significatif, c'est que la tendance à donner un certain nombre de versions du même thème n'est pas une manifestation de la période tardive de l'artiste, ou bien une preuve d'un relachement de ses capacités créatrices. Lorenzo tend constamment à ces réitérations auxquelles il se consacre personnellement pendant sa jeunesse et sa période disons de première maturité se feront plus tard, alors que, disposant d'un bon nombre d'élèves, il leur confiera le devoir d'exécuter les peintures commandées par la classe moyenne de Florence.
Les Madones et les Adorations brillantes et soignées de son atelier, devaient en fait lui avoir procuré une réputation de spécialiste pour les petites oeuvres à caractère religieux pour des maisons privées, des chapelles, ou encore des sacristies.
La nécessité de se conformer à un style disons classique dont les représentations traditionnelles pèsent fortement dans la vie artistique florentine, donnent raison à l'originalité un peu insuffisante de ces oeuvres, pourtant quand on les examine attentivement on y découvre presque toujours des variantes subtiles qui témoignent chaque fois d'une progression des recherches faites avec engagement, presque avec obstination, même dans les occasions les moins stimulantes.


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