La Conversation de Pistoia

Panneau de 1,95 x 1,95m. En bon état de conservation, malgré la détérioration de certaines zones, la présence d'égratignures, de petites abrasions et le jaunissement uniforme des superficies. Certaines zones sont devenues sombres, cela semble provenir de la différente nature des pâtes chromatiques utilisées (huile et détrempe) plus que d'une alternance de mains dans l'exécution du tableau. Car on comprend en regardant attentivement le tableau que la pâte même est travaillée et étalée de façon homogène, avec une graduation constante et une douceur dans les ombres, et enfin une distribution maîtrisée d'éclairages qui soulignent avec discrétion les détails.
Les traces encore visibles des volutes qui couronnaient la niche au centre dans la partie supérieure, indiquent en outre que le panneau a été réduit d'au moins dix centimètres en hauteur, mais il est probable que cela ait été fait aussi en largeur comme le suggère la représentation partielle des pilastres aux extrémités.

Dans les rapports des spécialistes de la cathédrale de Pistoia, il est attesté que le retable est attribué à Verrocchio par les exécuteurs testamentaires de l'évêque Donato des Médicis, mort en 1466, entre les années postérieures à cette date et l'année 1477-78 (en fait si en 1485 on pense que le retable doit être terminé depuis six ans, il est évident qu'il a été commandé au moins quelques années avant 1479).
Donc en novembre 1485, on peut considérer l'oeuvre presque complètement achevée: un émissaire du Conseil municipal de Pistoia l'avait probablement vue, il remarque que le travail est bien avancé et déclare qu'il s'agit de "una bellissima cosa".
Le fait que l'oeuvre s'avère avoir été commandée à Andrea Verrocchio et que le nom de Lorenzo di Credi n'apparaisse pas dans le document, indépendamment de toute raison stylistique, ne constitue pas une preuve de la paternité supposée de Verrocchio, puisque le maître de l'atelier assume beaucoup de commandes qui ensuite sont exécutées entièrement ou partiellement par les élèves.
Après les ultimes déductions de la critique, aujourd'hui les choses se clarifient un peu plus et l'on admet que beaucoup de peintures (le Baptême des Offices, les Madones du Metropolitan Museum), ainsi que de nombreux dessins qui les accompagnent révèlent une lourde tradition de Verrocchio, mais qui appartiennent en réalité à ses jeunes élèves, Léonard, Botticelli, Le Pérugin, Credi et d'autres.
Ceci n'implique pas une dévalorisation de l'oeuvre de Verrocchio, dont il est nécessaire et légitime de réintégrer la personnalité et le coup de pinceau dans certaines parties du tableau.

Depuis la découverte du document qui est finalement assez vague, on relève que le panneau est presque terminé en 1478 pour être abandonné au moins jusqu'en 1485. On note que Credi a sans doute procédé à quelques touches finales sur des détails en somme négligeables.
Cependant à travers l'examen non seulement du retable mais aussi des parties de la prédelle, il est tout à fait possible de démontrer que l'ensemble relève d'une vision rigoureusement unitaire.La démarche de toute la composition, du point de vue aussi de l'exécution, apparaît continue et privée de traces fragmentaires. Ce qui correspond à l'hypothèse réelle de ceux qui interprètent à la lettre toutes les données du document et qui de ce fait sont contraints en tenant compte de l'aspect actuel du retable d'en attribuer la paternité partagée entre trois maîtres différents: Verrocchio, Léonard, Lorenzo di Credi et peut-être même d'autres noms.
Du reste les témoignages ne manquent pas sur les retards de Verrocchio et des membres de l'atelier pour exécuter les travaux: pour l'Incredulità di San Tommaso, commandée en 1463, exécutée probablement vers 1467-68 et livrée seulement en 1483. Le Monumento Forteguerri, pour lequel Verrocchio obtient des paiements au mois de juillet 1483, affirmant dans ce cas aussi que l'oeuvre est presque terminée, alors qu'en réalité elle est amenée à Pistoia par morceaux et inachevée.

La coupe carrée s'impose rapidement comme valeur significative, car le même équilibre entre horizontalité et verticalité est respecté dans la configuration des différents éléments qui le compose: d'un côté les marches, les ouvertures sur le paysage encadrés par le parapet, le cours du paysage et l'entablement; de l'autre côté les silhouettes des deux saints et, exactement au-dessus de leurs têtes, les deux vases qui se dilatent dans la masse cylindrique des feuilles et des fleurs, le groupe de la Madone avec enfant est bordé de pilastres fuselés et est fermé en haut par la courbe de la corniche.

La chaîne des rapports semble plus large et plus complète lorsque l'on étudie la peinture en profondeur et non plus en surface, en tentant de reconstruire le plan idéal: l'emplacement très avancé des corps des deux saints, puissants par leur volume et dilatés en largeur. Cela rend immédiatement palpable la profondeur de l'espace, qui se trouve ultérieurement scandé par le trône penché en avant par rapport au parapet du fond et par un système selon lequel les saints mêmes composent l'espace avec le groupe de la Vierge et de l'enfant. Système en accord avec la conception rigoureusement convergente et centralisatrice qui domine dans toute la composition.
La perspective visuelle du sol, des marches, du tapis, des arêtes qui ressortent fortement aux extrémités du siège.Cette perspective est mise en évidence au maximum dans la partie centrale de l'entablement. C'est pourquoi notre regard enfermé dans un premier temps par une volonté précise de l'artiste est conduit de l'extérieur vers l'intérieur, suivant l'indication manifestement introductive de la marche initiale et des franges du tapis par lesquelles la lumière creuse une série infinie de filets et de sillons légers, pour remonter le long des lignes blanches du sol et suivre la lente ascension des marches jusqu'au trône.
Notre regard est ensuite libéré et presque poussé au-delà de la balustrade blanche de lumière, au-delà des larges ouvertures latérales, pour planer dans les pures surfaces chromatiques d'un ciel absolument limpide et dans les coupes du paysage qui révèlent une étendue inattendue. Entre les côtes, les monts, les villages et les cours d'eau qui contournent les obstacles, l'artiste conduit la lecture de son oeuvre dans un enfoncement lent et sans fin.

Autant le parcours plus général de la composition est unique et coordonné, privé de possibilité de digression, autant il est serein, dense en repos et en retour le long des gonflements des drapés, qu'il s'articule entre les quatre formes: la Madone et l'enfant sont placés dans un système rhomboïde, et les deux saints dont la structure s'élargit vers le haut et se brise par le pied fuselé et incliné vers l'extérieur de Baptiste.
Ensuite l'une des lignes directrices fondamentales qui soutient la position de saint Jean Baptiste est la disposition de son bras qui est pointé vers le corps de l'enfant. Ce dernier est penché à gauche afin d'équilibrer le déplacement des jambes de la Vierge, elles-mêmes orientées vers la droite.
Enfin, à partir du coude et des genoux de la Madone, ces indications nous conduisent à San Donato, où après nos divagations habituelles, la lecture se conclut en glissant le long de la crosse de San Donato, parallèle, avec sa main qui la soutient, à la croix qu'affiche saint Jean de l'autre côté.

La formule de la perspective spatiale du panneau s'avère plus accomplie si nous rapprochons idéalement les deux petits tableaux (tavolette) au retable qui on suppose ont fait parti de la prédelle, l'Annonciation du Louvre et le San Donato de Worcester et si nous en analysons la planimétrie: on se rend compte que dans l'Annonciation le parcours en Z du muret, correspond parfaitement à celui du mur massif de l'édifice. Au point de rencontre de ces identiques parcours s'ouvre en fait une porte ou plutôt une ouverture. Notre attention, localisée dans un premier temps sur la scène immobile du premier plan, se dirige vers cette ouverture puis encore plus loin, pratiquement à l'infini le long de ce courant clair qu'est le sentier qui s'étend pour disparaître parmi les buissons obscurs du fond.
A côté de cela, on s'arrête aussi sur les courbes idéales qui apparaissent dans la forme des deux personnages, la Madone est en ligne avec l'édifice, l'ange est proche de la dalle qui sépare le pré du sentier: ce système est repris pour la représentation du petit lutrin dont la base est carrée mais qui en surface est oblique, il s'accorde visiblement encore avec la ligne directrice qui divise le panneau dans la partie centrale.

Dans le San Donato la pierre disposée obliquement au premier plan donne l'atmosphère dans laquelle sont les deux protagonistes: le gabelou de profil, sur un plan parallèle à celui du panneau; le saint plus loin et qui semble déjà fuir vers le fond avec sa position de travers par rapport au mur de large épaisseur à gauche.
Les deux colonnes à droite (identiques aux colonnes qui se trouvent derrière le lutrin dans l'Annonciation) resserrent vers le fond le champ visuel, dans une direction déjà indiquée par la forme de la silhouette de l'évêque, c'est à dire à peine à droite par rapport au centre de la peinture.
Le champ visuel se dirige jusqu'à la bande claire que forme le pré et même au-delà, le champ visuel se concentre et arrive ultérieurement dans le creux pentu étendu entre les troncs des arbres épars. Ici aussi, la rigueur extrême de la mise en scène a des conséquences dans tous les recoins du tableau. Cette rigueur contraste avec les divagations de l'artiste qui s'abandonne librement dans la représentation de chaque personnage: ils sont construits selon des systèmes analogues avec des cadences curvilignes. Ils sont parfaitement achevés, et il n'y a pas d'interruption ou de rythme rompu, il n'y a pas de point de départ ou de point d'arrivée, mais plutôt un flux continu de lignes qui descendent le long du dos et qui arrivent aux pieds, se replient sur le bord du cercle que forment les drapés déployés au sol. Et enfin remontent par les bras jusqu'aux doigts légers pour redescendre encore, dans une profondeur et une réemergence perpétuelles.

Bien que le troisième panneau qui devait compléter la prédelle est manquant et qui racontait un épisode de la vie du saint Jean Baptiste, émerge de l'ensemble du retable et des deux autres panneaux par la volonté certaine d'un seul artiste. Un artiste qui impose à l'observateur sa propre vision avec insistance et précision, sans rien laisser au hasard. Tout est coordonné et assemblé, avec une série d'emboîtements rigoureux, de murs, de transennes, de pilastres et de corniches jusqu'à construire ce cadre limpide qui parait se poser avec légèreté dans une campagne ouverte et immobile, et pénètre l'atmosphère qui y circule librement.

Revenons au retable central, et nous voyons que pour résoudre le thème de la Sacra Conversazione, un des sujets à caractère religieux les plus fixes et les plus cristallisés dans un module, Lorenzo, lui n'a pas recours à ce qui serait pourtant plus facile et plus pratique; c'est à dire aux méthodes expérimentées avec succès entre 1460 et 1480 par Fra Angelico, Fra Filippo, Baldovinetti, Botticini, Rosselli, Ghirlandaio, Botticelli.
Malgré de profondes différences qui séparent des solutions variables, toutes les oeuvres de ces peintres se distinguent nettement du retable de Lorenzo par leur manière de concevoir l'espace, un espace qui n'a aucune valeur en soi, mais cette valeur est plutôt dans ce qu'il contient, dans l'élaboration du fond, fermé par un rideau et par des formes végétales rigides.
Aucun d'entre eux n'entend ou ne comprend, au moins dans ces occasions, la signification très secrète de la Pala di Santa Lucia de' Magnoli ou des Conversations matures, surtout celle exécutée pour l'autel de San Marco, qui malgré la grande distance chronologique est peut-être celle qui est la plus proche de celle de Lorenzo di Credi pour le dégradé sincère, l'évidence des lignes directrices convergentes au centre, les proportions contenues des corps des personnages par comparaison aux dimensions du panneau, et enfin le large espace accordé aux ouvertures sur le ciel et sur le bois assez dense au fond.

D'autre part, l'artiste s'assure une certaine liberté par rapport à la reconstitution traditionnelle du thème qu'on lui a proposé.
Il est nécessaire de préciser ce que la critique a désormais reconnu presque communément, c'est qu'à l'époque de la création du retable, Lorenzo dispose d'un patrimoine culturel illimité dans son domaine, il reçoit de Léonard, et de Piero della Francesca et de beaucoup d'autres l'impulsion la plus vitale dans l'élaboration et dans la qualification du véritable langage figuratif: la percée en profondeur, soutenue par un insistant réseau déterminé par des lignes directrices des "mosaïques" du sol et d'autres éléments d'architecture et par conséquent la liberté de communication qui s'établit entre les premiers plans puis les suivants qui sont plus loin. Tout ceci participe au climat de recherches qui appartiennent au bien connu Paysage de 1473, l'Adoration des Offices qui comporte une étude relative, la Madone Ruskin de Sheffield qui pour le mélange des apports léonardesques et ceux de Botticelli semble être le résultat d'alternances similaires à celles du Baptême du Christ des Offices.
D'ailleurs le cadre de la perspective du retable de Pistoia est rigoureusement organisé au centre et sur l'axe central, c'est pourquoi il semble encore fortement et consciemment attaché à la perspective linéaire et à la vision de Brunelleschi. Un cadre qui reprend fidèlement aussi l'élaboration du support architectural.

Ce comportement de Lorenzo, attentif aux recherches téméraires de Léonard qu'il reprend seulement jusqu'à un certain point, et qui ne rompt pas avec la tradition précédente, mais il fait preuve d'une dérivation claire dans les détails de Léonard: nous faisons allusion, non seulement aux feuillages de l'entablement, de matière épaisse et grumeleuse comme l'arbre de l'Adoration de Léonard aux Offices, mais aussi aux nombreux modules adoptés pour l'attitude de la Vierge (la disposition des mains, celle du visage et du cou et la coiffure), et de l'enfant Jésus ( détail du bambino et de la Vierge), à comparer avec la Madone à l'oeillet de Munich (détail du tableau de Léonard), que Lorenzo soumet à une simplification qui sera typique dans toutes ses autres Madones primitives.
Il suffit de comparer les cheveux qui descendent en vagues régulières, la tresse qui dessine un anneau rigide, le voile et la robe qui retombent en plis précis et ordonnés, avec les mèches légères et suspendues, parcourues par un éclair de lumière, les petites tresses frisottées et flottantes, les voiles pantelants, les habits crêpés et bouffants assez inattendus dans les Vierges de Léonard.
Le corps de l'enfant est solide et ferme, ressemblant aux putti de Léonard, qui est effleuré par des ombres rasantes et se différencie des putti du Pérugin.
Toute la composition, façonnée dans les moindres éléments est dense en correspondance et immanquables contrepoids. Elle est liée par conséquent à des exigences de structure et apparaît déterminée selon des coupes incertaines, des dispositions affranchies et impatientes dans les symétries qui sont propres à Léonard.
La technique de ces dispositions ou plutôt de ces attitudes, qui devient le thème fondamental des exigences d'expression, la tentative de résoudre par des procédés très particuliers le dialogue ombre lumière, reste complètement étrangère à Lorenzo. Celui-ci distille et étire laborieusement la matière chromatique en séparant les différents étalements de couleur avec des contours subtils mais bien incisés.
S'il est bien connu que Léonard nie toute validité et toute fixité pour le modelé des visages, Lorenzo, lui se rattache à des procédés anciens et très largement confirmés, toutefois c'est plutôt un indice d'archaïsme.

Le tourmenté Baptême du Christ des Offices, qui a séjourné certainement longtemps dans l'atelier de Verrocchio, semble offrir à Lorenzo quelques suggestions isolées et modulaires pour les corps des deux saints. Lorenzo est constamment indifférent à la recherche anatomique et aux diversifications des typologies: le visage large de Baptiste se réfère plus au Christ du Baptême, qu'aux types de Verrocchio dans la Resurrezione et l'Incredulità. Christ qui représente la manière typique florentine et qui subit aussi une influence du style du nord de l'Italie que peint Mantegna par exemple, un style dur.
Lorenzo résout le jeu compliqué des transparences selon un modelé souple, enfonçant les yeux dans les orbites et incisant de chaque côté du nez deux plis qui transforment dans un sens linéaire et rythmique les rides frémissantes qui soulèvent les narines comme pour le Christ de Vinci, alors que la chevelure et la barbe se font plus denses et plus fermes, effleurées par des filets de lumière qui marquent l'entortillement régulier des boucles.
Les jambes aussi s'entrouvrent selon des contours profondément incisés qui soulignent avec vigueur une certaine nodosité.
D'autre part le visage de San Donato aux traits habituellement marqués, est entouré par des cheveux courts et durs qui se racornissent sur l'oreille.

Cependant la préoccupation de l'artiste semble se porter (en plus des éléments empruntés et développés précédemment) sur l'étude de saint Jean-Baptiste conservé au Louvre, car l'étude relative au San Donato est trop retouché pour être pris en considération.
En revanche saint Jean est révélateur du désintérêt que porte l'auteur aux bras et aux jambes de forme plutôt incertaine. Le visage, lui, est privé de barbe et est modelé vigoureusement, il calque les types les plus connus de Verrocchio.
La partie la plus originale et la plus significative est représentée plutôt par l'ample manteau (que l'on peut aussi voir dans le drapé de l'Annonciation de Léonard)qui se relève en plis denses et surabondants, qui se voit encore mieux dans le dessin que dans l'élaboration picturale, et pose finalement au premier plan le nom de celui qu'une grande partie de la critique a indiqué comme auteur et créateur du retable, Andrea del Verrocchio.

Là où nous avons identifié à travers la position de l'espace et de la perspective qui sont les thèmes fondamentaux de l'oeuvre, il s'avère difficile d'attribuer le panneau entier à Verrocchio (dont la faible production picturale l'atteste aussi); mais sa personnalité se montre de nouveau quand on parle d'une autre expérience qui imprègne largement la peinture.
Effectivement on fait depuis longtemps allusion à Verrocchio comme le représentant majeur à Florence de la pénétration de l'art flamand dans la sculpture et la peinture dans la deuxième moitié du XVème siècle. En fait l'action exercée par Andrea sur Lorenzo, chose toujours affirmée mais jamais précisée, doit être circonscrite et explorée pour ce qui est en somme, une ouverture aux goûts et aux formulations flamands.
C'est seulement après cette constatation que nous pouvons nous expliquer la complaisance qui filtre par l'ample et redondante disposition des vêtements des deux saints et sur les genoux de la Vierge, même si le poli de ces surfaces moelleuses et souples se distingue par une vigoureuse technique picturale qui rappelle les drapées de Verrocchio profondément creusés et soulevés par des plis anguleux. Cette technique se réalise grâce à des courbes et des lignes fluides et grâce à un raffinement de cadences pausées qui rappellent sans cesse le caractère rythmique de la linéarité qui compose la tradition florentine, et des versions plus anciennes de Lorenzo Monaco et de Ghiberti à celles de Fra Angelico et puis de Luca della Robbia, sur lequel Lorenzo di Credi doit avoir médité pendant longtemps.
En définitif, notre artiste suit les directives de son maître, ce qui est évidemment valable aussi pour les premières oeuvres de Léonard, mais il étudie ensuite directement et élabore de façon originale les exemples flamands, tirant depuis de nombreuses années d'attentives réflexions subtiles qu'il exploitera largement aussi dans ses oeuvres matures.
Non seulement la conception des drapés, qui se délectent lentement dans chaque creux et chaque plis, mais aussi le tapis, étendu dans toute son ampleur et dans la variété des tons rouges, jaunes, de couleur amarante, tout ceci révèle une connaissance admirative des reconstitutions de Jan Van Eyck ( Madonna de Dresde) et Hans Memling (Madones des Offices et de Vienne, l'une d'entre elles), auxquels nous devrons souvent nous référer, alors que les sobres et limpides villages du même Memling, de Dirk Bouts et Gérard David, se posent comme des antécédents nécessaires pour le paysage du fond, avec les arbrisseaux à la chevelure composée et régulièrement éclairée, la ville et les fleuves gelés dans l'atmosphère ferme et imbibée par le soleil.
Toute l'élaboration chromatique confirme l'importance de la composante nordique, qui à un autre soutien convaincant dans l'éclatant retable de Hugo Van der Goes ( triptyque Portinari), déjà à Florence avant 1480: la variété des couleurs, associées avec un grand savoir, il est en fait inévitable (tenant compte de certaines créations postérieures de Lorenzo, plus épurées et parfois qui ont tendance au monochrome) de conclure que dans ce panneau exécuté pour un large public, Lorenzo se révèle, en plus d'un artiste original, un professionnel très raffiné et attentif. Pour s'en rendre compte il est peut-être intéressant d'analyser le panneau de Hugo Van der Goes.
Le triptyque Portinari présente au centre l'Adoration des Bergers. A gauche, Saint Antoine et Saint Thomas accompagnent Tommaso Portinari, agenouillé avec ses deux jeunes fils. A droite, Sainte Marguerite et Sainte Marie Madeleine présentent Marie, son épouse ainsi que sa fille. Comme il est certain que la petite fille est née en 1471 et les deux garçons en 1453 et 1474, on en déduit que l'oeuvre a dû être exécutée aux environs de 1479. Dans le paysage qui sert de fond au tableau, quelques épisodes, comme l'Annonce faite aux bergers, rappellent la Nativité.
Dans la composition de la scène, un vide a été ménagé, au centre, tout à l'entour de l'endroit où repose l'Enfant Jésus, auréolé de lumière. Autour sont disposés, en rond, à des échelles différentes, les personnages qui l'adorent. Tous les autres éléments du tableau concourent à accentuer cet effet scénique: les couleurs chaudes et profondes, le décor vivant, la ferveur de l'adoration, la légèreté du paysage, la présence de véritables natures mortes, comme les deux vases de fleurs et la gerbe de blé, au premier plan; le passage des tons d'une délicatesse extrême à d'autres plus forts et plus réalistes comme chez les bergers à l'aspect rustre, par exemple.
Cette oeuvre, complexe et harmonieuse à la fois, produit une profonde impression sur les artistes florentins et n'est pas sans les influencer.
Lorenzo n'a peut-être jamais réussi à réaliser au cours de sa carrière une oeuvre de grande dimension et à caractère religieux comme la Conversation de Pistoia, dans laquelle les formes sont pleinement réussies où se fondent sans fléchissement, ni césure les éléments les plus adaptés à provoquer une admiration inconditionnée des commanditaires et du menu peuple qui peuvent la contempler dans l'Oratorio della Vergine.

De notre examen et de nos vérifications, il apparaît par conséquent que la Conversation, commandée à Verrocchio autour de 1478 (dans ces années, il est en contact avec les Operai de Pistoia pour l'exécution du Monumento Forteguerri), n'est pas commencée tout de suite, et reste pendant un temps assez bref en suspens ou plutôt en phase d'élaboration: à cette époque aussi bien Botticelli que le Pérugin, qui ont encore probablement des contacts avec Andrea, travaillent à la fois pour leur propre compte et dans l'atelier de Verrocchio où oeuvrent Léonard et Lorenzo, ce dernier doit avoir environ vingt ans et commence à donner les premiers aperçus de ses capacités.
Après 1482-83, Leonardo est parti pour Milan et Andrea pour Venise, Credi reste seul à diriger l'atelier actif du maître, et, il a sans doute déjà commencé à élaborer des schémas et des ébauches spécifiques, il prend donc la responsabilité d'exécuter le retable avec la prédelle qui l'accompagne, le portant à terme autour de 1485.

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