Il s'avère que même avant la naissance de Lorenzo di Credi, le destin de la famille Barducci, orfèvres émigrés à Padoue à une époque incertaine, n'a pas été très heureux. La famille s'est établie définitivement à Florence, leur ville natale, après un retour empêché en bonne partie au XIVème siècle par une série de contrariétés et de tribulations. Ces ennuis, de la façon dont ils ont été rapportés qui sont bien évidemment à nuancer, nous apparaissent parfois grotesques ou pathétiques. Cependant, ils annoncent étrangement certains aspects de la vie de Lorenzo.
Le grand-père de Lorenzo, Oderigo, raconte avec vivacité dans ses Ricordanze les adversités de sa vie et transcrit un compte rendu précis de l'administration de ses terres. Oderigo est le fils d'un certain Andrea, fils lui-même d'un certain Credi (Credi étant le diminutif de Tancredi), Lorenzo reprend le nom de son grand-père en souvenir et pour témoigner de l'artiste qu'il était. C'est probablement ce Credi, père d'Andrea qui est responsable de l'exil de la famille à Padoue.
A Padoue, Oderigo rencontre un autre florentin, un certain Nofri degli Ali dont il épouse la fille Caterina en 1399; un an après elle lui donne un fils du nom d'Andrea. Caterina n'apporte pas de dot, puisque son père, à Padoue, est privé de ses biens; toutefois ce dernier possède des terres à Florence avec quelques maisons qu'il a louées pour cinq ans avant de partir.
Après la mort de sa femme en 1405, Oderigo décide de retourner à Florence pour exiger les biens de Nofri, dont l'unique héritier est le petit Andrea. Le pauvre orfèvre, qui n'est pas très connu à Florence, et ne peut compter sur le soutien de ses amis, entre en conflit avec le neveu et l'administrateur de Nofri degli Ali, un certain Niccolò di Lotto, qui s'est approprié les biens de son oncle.
Oderigo s'enlise dans une série de contestations au terme desquelles et après avoir dû payer de nombreuses taxes, la propriété lui est reconnue et restituée. Il se retrouve avec des maisons dépourvues de tout mobilier, de portes, même les évacuations des éviers sont remplies de terre et de cailloux.Ces terres se trouvent près de San Casciano, dans le quartier de Santa Margherita à Casarotta. De l'héritage de son grand père, Lorenzo ne consevrera qu'une partie de ces maisons.
Dans le manuscrit de la bibliothèque Riccardiana sont contenues quelques notes d'Andrea, d'où il ressort qu'en 1457, celui-ci est encore en vie et son atelier d'orfèvrerie est assez actif; on y cite, sans détails, un Carlo sans doute son fils aîné. Oderigo retourne donc à Florence pour prendre possession de sa petite propriété héritée de sa femme. Nous apprenons d'autres nouvelles de la famille Barducci dans une déclaration au cadastre, effectuée par la mère de Lorenzo, Lisa, en 1469. Andrea est mort, probablement depuis quelques années, il laisse sa femme avec trois enfants qui vivent à la maison: Credi est âgé de vingt et un ans, Cecilia de seize ans, Lorenzo douze ans.
L'unique moyen de subsistance sont les deux lopins de terres de San Casciano (un troisième a été vendu en 1464 pour compléter la dot d'une des filles les plus âgées, Lucrezia), qui rendent par année vingt quatre boisseaux de blé, dix barils de vin, un baril d'huile, six boisseaux d'avoine, un couple de volailles, et un peu de bois pour se chauffer.
Par conséquent, il n'est pas difficile de croire aux lamentations et aux supplications qui accompagnent la déclaration, surtout si l'on tient compte d'une autre effectuée en 1480, dans laquelle la veuve décrit ses difficultés pour faire face aux dépenses pour le mariage et la dot d'une autre fille, Lena. Dans cette seconde déclaration, les enfants Credi et Cecilia n'apparaissent pas dans l'état de la famille que fait la veuve: ils vivent probablement par leurs propres moyens et disparaissent sans doute rapidement, puisqu'ils ne sont jamais cités, contrairement à Lorenzo qui lui est évoqué.
Il est facile de croire que le premier Credi a déjà commencé à exercer, comme son père et son grand-père, le métier d'orfèvre, prévoyant l'éducation artistique de son plus jeune frère: ce qui justifierait le patronyme qui accompagne constamment le nom de Lorenzo, en référence au grand-père et aux rapports étroits avec son frère Credi.
Enfin il reste une seule terre, l'autre ayant été endommagée par la guerre de Val d'Elsa, qui fournit un revenu très réduit, et Lisa paye deux florins par an pour occuper une chambre et un petit séjour qu'elle partage avec son fils Lorenzo, âgé désormais de vingt et un an. Lorenzo travaille dans l'atelier de Verrocchio, il touche un salaire de douze florins par an.
La légère discordance sur la date de naissance de Lorenzo di Credi, provient des données des deux déclarations (1457 et 1459), et de l'inscription notée sur l'envers de l' Autoportrait de Washington, qui donne 1456 comme date de naissance de Lorenzo, quoiqu'il en soit les années 1456 ou 1457 semblent les plus sûres. Les recherches effectuées dans les "Libri dei Battezzati" de la cathédrale de Florence et auprès des Archives d'état de Florence pour identifier d'autres déclarations du cadastre faites par l'artiste lui-même, son père ou sa mère, n'ont pas donné de résultat positif.
Il est évident que tous les membres de la famille Barducci doivent lutter contre leur pauvreté, même le plus jeune c'est à dire Lorenzo. Comme nous l'avons déjà dit précédemment, Lorenzo se trouve en 1480 dans l'atelier que Verrocchio dirige dans les locaux de Michelozzo et Donatello. En 1480, Lorenzo a sans doute un peu plus de vingt et un ans, et reçoit de Verrocchio un salaire très modeste, ce qui communément est retenu comme un indice de faible estime de la part du maître et de productivité réduite. Même si les considérations qui s'opposent à ces déductions sont multiples: il n'est pas impossible que la veuve Lisa en énumérant ses mésaventures et en soulignant sa misère, ait déclaré volontairement le salaire que touche son fils inférieur à la réalité (ce qui explique aussi la légère diminution de l'âge de Lorenzo).
Nous savons de quelle façon fonctionnent les rapports entre Verrocchio et ses élèves. Ceux-ci exécutent une grande partie des travaux commandés au maître: toutefois, étant donné le caractère typique "d'entreprise" qu'a l'atelier, il n'est pas exclu que les élèves reçoivent, au-delà de leur salaire normal, une partie du prix payé pour les oeuvres qu'ils exécutent.
Andrea Verrocchio démontre amplement son estime et son amitié envers Lorenzo quand il le nomme comme son remplaçant et puis son exécuteur testamentaire et héritier, au moins pour une bonne partie du matériel et de l'ameublement de l'atelier.
Du reste les cas semblables ne manquent pas, comme son contemporain Piero di Cosimo, qui à dix huit ans est encore apprenti dans l'atelier de Rosselli, mais qui ne touche pas de salaire (selon une déclaration analogue du cadastre).
Après 1480, de nombreux documents font périodiquement et par citations succinctes référence à
Lorenzo comme auteur, restaurateur, témoin ou encore conseiller, mais son tempérament et ses
habitudes sont peu évoqués, malgré la certitude que ses contemporains l'apprécient pour sa
probité, sa compétence et son sérieux professionnel. Ces traits de caractère sont révélés dans
la formule qu'il demande pour la célébration de ses funérailles: "Avec le moins de dépenses
qu'il est possible de faire. Parce que, comme le dit le divin Saint Augustin, "l'apparat des
funérailles est plutôt fait pour l'approbation des vivants que pour celle des morts". Cette
formule dévoile une âme non vénale et qui est habituée à vivre de peu.
Pourtant, cette impression générale de modestie et de soumission ne semble pas véritablement ressortir
de ses oeuvres. En fait, la production de Lorenzo est sincère, faite d'objectifs persistants, de
véritables constantes de style, elle est dense et répétitive, semblant parfois virer à l'obsession.
Lorenzo a tendance à montrer une image timorée de sa personnalité, dépressive, dans l'ensemble
désobligeante. Une image qui dans la littérature artistique s'est progressivement consolidée. Si
Lorenzo est resté dans l'ombre pendant plusieurs siècles, c'est sans doute à cause de son manque
d'ambition et de cette personnalité craintive qui n'ont pas porté l'artiste à une véritable gloire.
En fait le seul point concret et certain qui permette une reconstruction de l'activité artistique de Lorenzo semble être l'examen du retable exécuté pour "l' Oratorio della vergine di Piazza in Pistoia" dont il existe une documentation qui admet une disposition chronologique (de l'oeuvre); même si le nom de Lorenzo n'apparait pas, ce qui nous ramène à la querelle attributive, une des plus connues de l'histoire de l'art de Florence du Quattrocento.
La plus ancienne référence à Lorenzo est écrite par Vasari qui nous autorise à partir d'un approfondissement de ce problème et qui seulement peut fournir les éléments susceptibles de parcourir les premières étapes de l'activité de l'artiste.
Il est donc important d'évoquer les grandes lignes de la biographie de Lorenzo, écrite par Vasari, qui complète, poursuit tout ce que nous venons de dire sur la famille Barducci et qui nous donne un résumé capital pour comprendre le caractère et la vie atypique de Lorenzo. Même si les affirmations de Vasari n'en sont pas moins un peu sujettes à caution.
Aucun document n'est venu confirmer les débuts de Lorenzo chez un orfèvre, mais c'était là une pratique si courante dans la formation des artistes florentins (Botticelli, par exemple) et pour le plus grand nombre des ateliers, que cette indication peut être bonne. Son passage dans l'atelier de Verrocchio est au contraire attesté par de multiples documents, et sa rencontre avec Léonard et le Pérugin, un temps controversée, n'est plus discutée aujourd'hui. Ce sont deux faits d'un intérêt considérable. Si Lorenzo est né en 1459, il a fort bien pu entrer dans l'équipe à côté de Léonard qui ne la quitte qu'en 1475-76 et travailler avec celui-ci au panneau de l'Annonciation (Louvre). L'information sur le rôle des dessins de Léonard comme modèles pour Lorenzo est évidemment très précieuse.
L'atelier de Verrocchio était un vrai laboratoire des techniques, et il est intéressant de savoir que Lorenzo en a eu la direction en l'absence du maître, et qu'il est intervenu pour la fonte du Colleoni (mais on ne connaît de lui aucune sculpture). Mais ce qui donne finalement un peu de relief à cette biographie est l'insistance sur la qualité du métier, avec ses avantages pour la conservation (Madone de Cestello) et ses inconvénients pour la fécondité et même pour le style. Vasari nous donne des précisions sur le "lavorare pulito a olio". Mais la critique suit aussitôt: couleurs trop finement broyées, en trop grand nombre, multiplication des pinceaux. La sentence lapidaire sur la diligence excessive convient à un peintre, Lorenzo di Credi, qui n'est qu'un attardé du Quattrocento. On reconnaît cependant, le naturalisme des brins d'herbe de la Nativité. En fait la critique situe Lorenzo comme un épigone de Léonard, ce qui n'est guère satisfaisant.
Une autre information n'a pas échappé à l'historien qu'est Vasari, qui a du lui-même connaître Lorenzo puisque ce dernier est mort en 1537: que l'artiste ait été un fervent des sermons de Savonarole n'est pas indifférent; à ce maître honnête et consciencieux convient la fidélité aux tableaux de tradition et une certaine façon routinière associée à l'application et la difficulté à innover.
Lorenzo qui a étendu sa production jusque vers 1520-25, eut des élèves. Vasari en cite deux Antonio del Ceraiolo et Domenigo Puligo. Il y a là une indication sur la continuité des ateliers florentins au XVIème siècle.
Voici comment Vasari nous raconte la vie de Lorenzo. Maître Credi, le grand-père de Lorenzo, excellent orfèvre de son temps, acquiert par son travail crédit et renommée à Florence (comme nous l'avons déjà vu précédemment) lorsque Andrea Barducci s'entend avec lui pour lui confier en apprentissage son jeune fils Lorenzo, garçon très sérieux et plein de talent. Le maître est aussi remarquable et bon professeur que l'élève est zélé et rapide pour apprendre; aussi Lorenzo ne met-il pas grand temps à devenir un bon dessinateur minutieux et un orfèvre si raffiné et capable qu'aucun de ses jeunes contemporains ne l'égalent. C'est tout à l'honneur de Credi si Lorenzo, à partir de ce moment-là, est appelé par tous, non pas Lorenzo Barducci, mais Lorenzo di Credi.
Il s'enhardit et rejoint Andrea Del Verrocchio qui, suivant son humeur du moment, se met à la peinture. Sous sa direction, avec, pour condisciples et amis malgré leur rivalité, Pierre Pérugin et Léonard de Vinci, il se consacre avec zèle à la peinture. La manière de Léonard lui plait énormément; il sait même si bien l'imiter que personne ne reproduit mieux le raffinement et le fini des oeuvres du maître mieux que lui.
Lorenzo est-il tellement aimé par Andrea que ce dernier, partant à Venise couler en bronze la statue équestre de Bartolomeo de Bergame, lui confie la gestion de ses revenus et de ses affaires, ainsi que tous ses dessins, sculptures, statues et outils de travail. Pour sa part, Lorenzo a une telle affection pour son maître qu'il s'occupe avec un dévouement incroyable de toutes ses affaires à Florence, et va même plus d'une fois le voir à Venise pour lui rendre compte de sa bonne administration; Andrea en éprouve une telle satisfaction qu'il le nomme exécuteur testamentaire et héritier d'une partie de ses biens. Ces bonnes dispositions ne s'adressent pas à un ingrat car, à la mort d'Andrea, Lorenzo se rend à Venise et transporte son corps à Florence, puis remet aux héritiers tous les biens qu'il gère, à l'exception des dessins, peintures, sculptures et outils.
Parmi les premières oeuvres de Lorenzo que cite Vasari figure une Vierge dans un tondo, exécutée d'après un dessin de son maître, qui est expédiée au roi d'Espagne, ainsi qu'un tableau bien meilleur, une copie d'après Léonard de Vinci, envoyé aussi au roi d'Espagne, si semblable à l'original qu'on ne les distingue pas l'un de l'autre. Une Vierge exécutée sur bois par Lorenzo se trouve dans la chapelle près de la cathédrale Saint-Jacques de Pistoia. Une autre à l'hôpital de Ceppo, compte parmi les meilleures peintures de la ville. Lorenzo fait de nombreux portraits; jeune, il peint son autoportrait qui finit en la possession de son élève Gianacopo, peintre à Florence, avec bien d'autres choses que Lorenzo lui a laissées, dont le portrait de Pierre Pérugin et celui de son maître Andrea Verrocchio.
Il fait aussi le portrait de son ami intime, le grand érudit Girolamo Benivieni. Il peint pour la confrérie de Saint Sébastien, derrière l'église des Servites à Florence, un panneau avec la Vierge, saint Sébastien et d'autres saints et un saint Joseph pour l'autel de ce saint à Sainte Marie de la Fleur. Il envoie à Montepulciano un panneau soigneusement exécuté, destiné à l'église Saint Augustin, représentant le Christ en croix, la Vierge et saint Jean-Baptiste.
Mais sa meilleure oeuvre, celle à laquelle il consacre plus encore de recherches et de zèle pour se surpasser, est le panneau de la Vierge, saint Julien et saint Nicolas, qui se trouve dans la chapelle de Cestello.
Pour savoir si le soin avec lequel on traite la peinture à l'huile est nécessaire à la bonne conservation des tableaux, on n'a qu'à regarder ce panneau qui, par son admirable exécution, en est la meilleure preuve. Encore jeune, Lorenzo peint un saint Barthélemy sur un pilier d'Orsanmichele. Pour les religieuses de Sainte Claire à Florence, il fait une Nativité avec des bergers et des anges, où il met tant de soin à reproduire des brins d'herbe qu'ils semblent réels, et une sainte Marie Madeleine pénitente; près de la maison de messire Ottaviano de Médicis, il représente la Vierge dans un tondo. A San Friano il laisse un panneau; à Saint-Mathieu dans l'hôpital de Lelmo quelques figures: à Santa Reparata un tableau avec l'Archange saint Michel; pour la confrérie des Déchaussés enfin un panneau extrêmement soigné. Il réalise de nombreuses Vierges et d'autres peintures actuellement dans des maisons particulières de Florence. Lorenzo, grâce à son labeur, a mis de l'argent de côté; il préfère la tranquillité à la richesse et se retire à Santa Maria Nuova à Florence, où il vit confortablement jusqu'à sa mort.
Fervent partisan de Fra Girolamo de Ferrare, il vit toujours en homme honnête et de bonnes moeurs, faisant preuve d'une aimable courtoisie chaque fois que l'occasion lui en ait donnée. Arrivé à l'âge de soixante-dix-huit ans, il meurt de vieillesse et est inhumé à San Pietro Maggiore. Il atteint un tel degré de précision et de fini que toute autre peinture auprès de la sienne aura toujours l'air d'être ébauchée.
Il laisse de nombreux disciples, dont Giovanni Antonio Sogliani et Tommaso di Stefano. De Tommaso, nous dirons qu'il imite fidèlement la manière raffinée de son maître et produit beaucoup à Florence et ailleurs; ainsi dans la villa d'Arcetri, il peint pour Marco del Nero un panneau avec une Nativité d'une grande finesse.
Pour en revenir à Lorenzo, il laisse après sa mort de nombreux tableaux inachevés, en particulier une Passion fort belle qui échoit à Antonio da Ricasoli et un superbe panneau destiné à messire Francesco de Castiglioni. Lorenzo ne se soucie pas de produire beaucoup d'oeuvres de grand format, car leur réalisation lui est extrêmement pénible; il se fatigue énormément, surtout parce que les couleurs qu'il utilise sont trop finement broyées. En outre il purge les huiles de noix et les distille. Il prépare sur ses palettes des mélanges de couleurs en grand nombre, disposant ton après ton du plus clair au plus foncé avec un ordre et une minutie exagérés. Il arrive parfois à poser sur sa palette vingt-cinq ou trente couleurs et se sert pour chacune d'un pinceau spécial. Là où il travaille, il ne supporte pas le moindre mouvement susceptible de soulever de la poussière. Ce soin excessif n'est sans doute pas plus louable qu'une extrême négligence. En tout il faut tenir un juste milieu et se garder des extrêmes ordinairement générateurs d'erreurs.
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